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Un roman fait de phrases trouvées dans les livres des autres

« Un texte peut toujours en cacher un autre, écrit Gérard Genette, mais il le dissimule rarement tout fait. »

Les mille et une phrases, d’Éric Simon, Contre-mur éditions, 2016

Les mille et une phrases d’Éric Simon, est le quatrième livre numérique publié par Contre-mur.

« J’avais le projet, ça me reprend parfois, d’un roman totalement synthétique, sans un mot de moi, fait de phrases trouvées ailleurs dans les livres des autres... un roman constitué de pièces rapportées comme les mains d’un assassin cousues au pianiste par le Dr Gogol. 266 Mais comme, dans le vaste espace de ce thème, toutes les considérations possibles vont s’enchevêtrant, nous courons le danger que notre entretien reste étranger au recueillement dû.267 Car cette image ne représente jamais le monde tel qu’il existe – ce n’est pas son objet –, elle entend s’attaquer à une réalité non encore advenue. 268 D’où ce jeu de variations infinies... 269 » [1]

Le principe de ce livre rappelle celui du livre de Yak Rivais, Les Demoiselles d’A, publié aux éditions Belfond en 1979. Un roman-citations (c’est ainsi qu’il le sous-titre) qui se compose de 750 citations provenant de 406 auteurs différents.

La méthode du centon a également été utilisée par Vincent Sabatier dans plusieurs de ses livres. Jacques Lacan, Jules Michelet. Dans ce livre-lit, édité en 2002 aux éditions Le Bleu du Ciel,
a par exemple été conçu à partir de deux textes, l’un de Jacques Lacan, Séminaire XX et l’autre de Jules Michelet, La Mer. Parenchyme est la juxtaposition de prélèvements dans un traité culinaire, aidés d’un dictionnaire d’anatomie et de 1987 fragments de textes de Colette. La mise ensemble et en sens de ces deux textes créant une véritable esthétique combinatoire de la suture et de la couture.

« S’approprier l’écriture équivaut à incarner, au sens strict du mot, le langage, c’est-à-dire à donner corps à la Langue divine en l’absorbant dans le corps humain, en l’introjectant dans la chair. 751 L’image suscite une fascination, la parole une appropriation ; l’image est pleine, c’est un système saturé ; la parole est fragmentaire, c’est un système disponible : réunies, la seconde sert à décevoir la première. 752 Ce qui était écrit appartenait à un autre monde. 753 Il était facile de deviner que celui-là ne perdrait pas sa vie à chercher la Divinité dans les nuées, et qu’il la trouverait fréquemment ailleurs. 754 » [2]

Le texte évoque également La première phrase et le dernier mot, de Christof Migone, paru aux éditions Le Quartanier, en 2004. La première phrase et le dernier mot de chacun des livres de la bibliothèque de Christof Migone. Les phrases sélectionnées sont ensuite reconstruites, recyclées en un nouveau texte, sans ajouter ou enlever aucun des mots. Les sources (auteur, titre) sont précisées en bas de page. L’auteur s’emploie à les réassembler dans des proses qu’il appelle lectures.

Le livre d’Éric Simon s’apparente donc à la forme du centon. Cette technique est un travail de fragmentation de phrases, composé de mots retissés ensemble. Selon Pierre Larousse, il s’agit d’« un ouvrage littéraire composé de vers ou de prose empruntés à un seul ou à plusieurs auteurs, cousus ensemble et disposés de manière à donner à ces lambeaux, réunis ainsi en corps d’ouvrage, un tout autre sens que celui qu’ils avaient primitivement. »

Extrait du livre "La première phrase et le dernier mot" de Christof Migone, éditions Le Quartanier

« 84 Les strates innombrables de nos abandons tapissent nos mémoires, s’amoncellent dans nos corps comme autant de regrets de ce qui ne fut pas fait. » [3]

Benjamin Peret a écrit, dans son recueil « De derrière les fagots », un poème entièrement constitué de titres de films. [4]

Une titrerie de Laurent d’Ursel

L’écrivain et artiste belge Laurent d’Ursel a repris cette idée pour écrire Au diable les écrivains heureux , paru aux éditions La Cinquième Couche éditions, en 2005. Il y compose un texte court ou texticule (slogan, aphorisme, morale, résumé d’une intrigue inédite, poésie, parodie, cadavre-exquis, énumération pseudo-scientifique, etc.) à partir d’une récolte de livres dont on ne garde que le titre.

« Une titrerie / poème en tranche est d’abord un objet. Il est formé de lamelles de papier, à savoir des tranches de livres amputées d’une bonne partie du volume auquel elles se rattachaient, transpercées de deux tiges filetées, compressées par deux écrous et barbouillées, ou plutôt peintes, de traits de pinceau vengeurs escamotant le nom de l’auteur. Des livres coupés, rivés ensemble, écroués, maculés. Certains, qui aiment les références, parleront de compression, de bloc minimal ou de ready-made aidé. L’objet semble l’emporter définitivement sur la lettre. »

Spine Sonnet, de Jody Zellen

L’application Spine Sonnet créée en 2011 par l’artiste Jody Zellen, est une pratique générative du sonnet, à partir de titres d’ouvrages théoriques et philosophiques en provenance, entre autre, de la bibliothèque de l’artiste, et forment les vers. Ils portent notamment sur la photographie, la culture visuelle, l’art, la sémiotique, le situationnisme, etc. L’œuvre est également accessible en ligne.

L’art de la ponction. Effectuer des prélèvements. Capturer des choses et les travailler. C’est un moyen de souligner la problématique de l’origine.

« car nos vies refont chaque jour leurs nœuds aux trames des plus intimes tapisseries. 87 » [5]

Le texte d’Éric Simon nous raconte une histoire d’amour et nous entraîne en même temps dans une réflexion sur l’origine de l’écriture, ses outils, ses procédés. Le texte original écrit par Éric Simon a été composé en fragments qui ont été ensuite réarrangés afin de produire un texte inédit. Ce dispositif qui reste présent sur l’ensemble du texte, disparaît peu à peu jusqu’à se faire complètement oublier par le lecteur, la fiction effaçant les références. L’ensemble forme un texte issu d’autres textes, de fragments de textes plus ou moins longs - tissu le définissant assez bien - que la lecture rend uniforme, cohérent, et fluide.

« Un amour qui commence est le pays d’au-delà le miroir. 110 Monde à l’envers. 111 Un jeu de miroir fascinant... 112 Je me suis déjà vu quelque part entre deux miroirs. 113 Ce monde est celui des apparences. 114 On ne voit que la surface des choses. 115 C’est comme arriver dans un pays dont on ne connaît pas la langue. 116 Quelque chose d’incoercible s’en échappe, qui pénètre en vous comme un remugle d’écurie tiède, une senteur amère de lit défait. 117 Dans le monde réellement renversé, le vrai est un moment du faux. 118 La réalité de ce monde à l’envers. 119 Elle devenue irréelle, comme le fantôme d’elle-même. 120 Et, de fil en aiguille, on en vient facilement à l’idée que le vrai monde se trouve de l’autre côté du miroir et que nous sommes, nous, les habitants du reflet. 121 » [6]

Créer du continu avec du discontinu. Avec ce recours systématique aux mots prélevés dans des livres de genres très variés. Éric Simon en tire un texte sur l’union de deux êtres, leur couple, leur association. Un texte d’amour aux textes aussi.

« Il sait désormais que les seuls mots dignes d’être écrits surgissent quand la parole est impossible. 986 Voilà pourquoi ce livre est tout entier construit par associations, d’où le ressassement et l’absence de progression, d’où sa dimension scandaleusement intime. 987 » [7]

Au fil du récit, le miracle s’opère, le renvoi qui est l’équivalent dans un essai de la note en bas de page, qui ici permet de connaître l’origine du texte dont il est extrait, sa source, ses références, nous intéresse de moins en moins, elle ne nous intrigue plus que de loin en loin, on s’y réfère parfois pour vérifier l’auteur d’une phrase qu’on croit reconnaître, se souvenir d’un texte dont la phrase vient d’attirer tout particulièrement notre attention (oui, c’est un livre qui, loin de n’être un exercice de style, nous donne surtout l’envie de lire d’autres textes), et dont la lecture nous ravit.

« C’était une expérience curieuse : habiter à l’intérieur des citations, se glisser entre les guillemets tel un poisson. 1000 » [8]

[1266 JEAN-JACQUES SCHUHL, Entrée des fantômes, Gallimard, Paris, 2010, p. 92 » 267 MARTIN HEIDEGGER (traduit de l’allemand par KOSTAS AXELOS & JEAN BEAUFRET), Qu’est-ce que la philosophie ?, Gallimard, Paris, 1957, p. 9 268 MARIE-HAUDE CARAËS & NICOLE MARCHAND-ZANARTU, Images de pensée, Réunion des musées nationaux, Paris, 2011, p. 9 269 HUBERT NYSSEN, Éloge de la lecture suivi de Lecture d’Albert Cohen, Fides, Montréal, 1997, p. 13

[2751 JULIA KRISTEVA, Le langage, cet inconnu, Éditions du Seuil, Paris, 1981, p.103. 752 ROLAND BARTHES, Système de la mode, Éditions du Seuil, Paris, 1967, p. 28 753 MARIE NIMIER, Vous dansez ? , Gallimard, Paris, 2005, p. 16 754 CHARLES BAUDELAIRE, Le Spleen de Paris, Librairie Générale Française, Paris, 1964, p. 101

[384 YVES SIMON, Le Souffle du monde, Grasset Et Fasquelle, Paris, 2000, p. 62

[587 GUY ROBERT, Québec se meurt, Éditions du songe, Montréal, 1969, p. 54

[6110 LOUIS ARAGON, Le Roman inachevé, Gallimard, Paris, 1956, p. 94 111 ERIC-EMMANUEL SCHMITT, La Part de l’autre, Albin Michel, Paris, 2001, p. 451 112 MICHEL CRESPY, Chasseur de têtes, Denoël, Paris, 2000, p. 177 113 PATRICE DESBIENS, En temps et lieux 2, L’Oie de Cravan, Montréal, 2008, p. 51 114 MAX GALLO, César Imperator, XO Éditions, Paris, 2003, p. 137 115 PIERRE FALARDEAU, La liberté n’est pas une marque de yoghourt, Stanké, Montréal, 1995, p. 133 116 ISABELLE RAYNAULD, Lire et écrire un scénario, Armand Colin Éditeur, Paris, 2012, p. 155 117 MICHEL SCHNEIDER, Un rêve de pierre, Le Radeau de la Méduse. Géricault, Gallimard, Paris, 1991, p. 82 118 GUY DEBORD, La Société du Spectacle, Gallimard, Paris, 1992, p. 19 119 ÉLISE TURCOTTE, Guyana, Leméac, Montréal, 2011, p. 73 120 FRANÇOIS TRUFFAUT, Les Films de ma vie, Flammarion, Paris, 2007, p. 170 121 EMMANUEL CARRÈRE, Je suis vivant et vous êtes mort, Éditions du Seuil, Paris, 1993, pp. 89-90

[7986 ANDREÏ MAKINE, La vie d’un homme inconnu, Éditions du Seuil, Paris, 2009, p. 288 987 NELLY ARCAN, Putain, Éditions du Seuil, Paris, 2001, p. 17

[8GÖRAN TUNSTRÖM (version francaise de NANCY HUSTON établie d’après la traduction du suédois à l’anglais par ULLA NÄTTERQVIST-SAWA), Un prosateur à New York, Actes Sud, Paris, 2000, p. 64


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