| Accueil
Un texte stroboscopique, récit en blocs, baroque

Laques est un roman en proses de Gabriel Franck édité par Publie.net. L’histoire d’une rencontre entre un homme et une femme et de leur relation dans la ville qu’ils habitent et arpentent l’un l’autre. Premiers regards, échanges évasifs avant de s’étreindre, corps au défi de l’absence, aux dimensions infinies de l’imagination.

« Face à face premier où tout se fixe, portraits fondus dans le cortex, même si tout ce qui suit s’estompera dans l’approximation. Elle nota en premier l’angle de son arcade, l’aigu des sourcils, la charnière des lèvres. Puis il fallut bien différer, attendre au moins le soleil couché. Leurs doigts correspondirent bien vite chacun à une partie du corps plus secrète de l’autre, ils apprirent à traduire leurs convoitises, leurs pensées, en public, à petits coups d’index et de pouce, ils se transmettaient en chaîne leurs canevas sexuels, accords plaqués sous les tables, sur les genoux, les cuisses se croisant »

Regards indociles qui se cherchent, silence et stupeur, attirance et vertige, désir tremblant, gestes esquissés en secret, furtifs hérissements atomiques, en ondes aiguës. Tension, attention, dans le faisceau de ces mouvements esquissés en secret. Braises qu’on rallume d’un souffle.

« Chacune de nos entrevues était un événement, nous en avions décidé ainsi, nous ne savions pas quelle serait l’issue de l’histoire, mais nous savions avoir plus tard le temps de tracer les lignes, de chercher les rapports, de comprendre ou reconstituer à partir des épisodes le récit possible ou inventé de notre aventure, qu’il soit le même pour chacun de nous, ou désaccordé. »

De la ville qu’est-ce qu’on voit d’autre que ce que les corps, le dialogue sensuel de leurs échanges, de leurs regards, dans les reliefs du vrai, nous permet d’en saisir, d’en voir à demi-mots ?

« Nous regardions les gens, les rues, tout le décor, et prélevions, souvent au hasard et dans la désorganisation, des éléments qui nous servaient de moteur et d’âme. »

Toutes les pages du livre ne nous sont pas accessibles, certaines font défaut. L’intrigue, qui se dérobe ou s’égare en digressions, lacunaire comme l’identité des personnages, la description des paysages traversés, s’accorde parfaitement avec la lecture parcellaire qu’elle nous propose, laissant apparaître en creux, une trame, un drame. Chaque page peut se lire indépendamment, bloc de texte rendu à lui-même entre deux pages blanches, comme des morceaux de prose, des blocs de silence.

« Elle avait été prise de larmes un jour sans présages : vue brouillée / corps ouvert en parenthèse / collier de nuits ; ainsi avait commencé l’effusion dans leurs deux vies rassemblées, une saignée sans traces et dont ils faisaient en sorte de ne pas parler ; ils demeuraient comme deux inconnus l’un pour l’autre, cela les autorisait à se voir continûment, la partie semblait ne jamais devoir finir ; c’était pourtant comme s’ils ne se reconnaîtraient jamais vraiment, toujours dans le soupçon d’une erreur ou d’une tromperie sur l’identité de l’autre. »

Chaque page peut se lire indépendamment. Les figures des personnages se mélangent aussi, pareils à des silhouettes interchangeables (passant sans cesse du je au il). L’ordre de lecture proposé par l’auteur agit comme si elle se faisait dans une obscurité parfois balayée par le faisceau d’une lampe électrique.

Il y a quelques années, Marina Wainer et Valérie de La Chapelle de La Fracture Numérique, avait proposé un rêvoir, une installation au Centre Hospitalier Sainte-Anne d’après les Rêves de Camille de Toledo. Les visiteurs pénétraient dans une pièce sombre munis de lampes torches, et partaient à la découverte de récits oniriques dispersés de manière singulière à travers l’espace, les fragments de textes lui apparaissent par surprise, au hasard de leur déambulation et du faisceau lumineux de leur lampe, lumière qui permettait dans un même temps d’avancer dans le noir, de se repérer dans l’espace, et de lire le texte par bribes, avancements successifs, dans une mise en scène intimiste et mystérieuse.

Rien à voir avec un exercice de style, il s’agit seulement d’une suite d’éclairages aigus, d’angles vifs, de clairs-obscurs, pour modeler les contours de l’histoire et de ses personnages. C’est aussi une tentative de donner à chaque page une unité et une plasticité, et de rompre, par la fragmentation, la tyrannie de la totalité.

« Il voyait ses paupières-éventails battre comme on tournerait les pages d’un livre au rythme d’une lecture rapide, sautant des passages entiers et ne ramassant que les fragments épars d’une histoire devenant contradictoire. Il se perdait en fictions sur ce qu’elle percevait de lui à le regarder ainsi de biais. »

Le fragment met en question la notion même de forme. Ce qui est fragmentaire, dans le contexte d’une société elle-même confrontée à l’éclatement et à la dispersion, se donne paradoxalement comme un tout, qui se suffit à lui-même. Même s’il prolonge un autre fragment ou s’il en annonce un autre, même s’il n’est pas placé n’importe où dans le livre et contribue à une argumentation, il revendique son autonomie, il veut qu’on l’apprécie pour lui-même, il n’est pas un simple élément esclave au service d’une structure, il n’est pas un moyen mais une fin.

L’ensemble des pages du livre de Gabriel Franck trace ainsi le portrait d’une histoire qu’on ne connaîtra jamais dans son ensemble, comme l’identité de ses personnages qui se dessine en filigrane.

« J’étais couché au sol, sans prise et pourtant soudainement comme doté d’une autre vue, un peu myope mais par d’autres aspects le crâne ouvert, dirigé vers le dehors, passant en revue désordonnée les différents stades, âges, images et ressources à disposition ; les associations les plus lointaines pouvaient s’opérer et m’assaillir en continu, et le vaste couloir qui menait au tournant de l’assoupissement ouvrait sur des issues de toutes tailles. La convenance n’entrait plus en compte, l’estompage de mon propre corps sous les courants du sommeil me mettait en présence de corps anonymes tout autour de moi, reflétés par milliers, en libre service, à côté desquels je me faisais l’effet d’être un cheval, un chiffon maculé, un courant d’air chaud pénétrant partout et mettant à nu les pensées les plus enfouies ; disséminant les rumeurs, l’œil devenait intérieur (…) »

Le lecteur doit s’emparer du texte pour l’interpréter à sa manière, comme un musicien avec sa partition. L’auteur agence les fragments de son roman, mais le livre n’est rien si le lecteur reste passif, en retrait.

« Il tient par le reflet qu’elle lui oppose, pour ce rendez-vous trois quatre fois par jour avec le miroir, qui décompose et refait tout ce qu’il touche ; il se retrouve détroussé ; comment tient le visage ; il ne cherche pas de preuves, pas d’accumulation, il vénère le masque et cache les messages, il prend les gants pour des caresses, les coups pour des questions, il s’immobilise dans la dernière partie du jour et court à sa perte dans l’effacement du soir. »

Dans les œuvres d’art cubistes, les objets sont fragmentés, analysés et rassemblés dans une forme abstraite au lieu d’un objet représenté d’un seul point de vue. Laques fonctionne selon le même modèle. Une multitude de points de vue qui représente la rencontre de ce couple dans un contexte plus large, celle d’une ville proposant elle-même une riche variété de points de vue.

« Il avait l’impression, en la regardant, de la tirer de sa propre abstraction, de la faire remonter à la surface d’elle-même, il voyait ses paupières-éventails battre comme on tournerait les pages d’un livre au rythme d’une lecture rapide, sautant des passages entiers et ne ramassant que les fragments épars d’une histoire devenant contradictoire. »

C’est ainsi que les fragments d’images, les bribes de mouvements et d’actions, dans une ville au décor sans cesse changeant, écarts et accélérations saisis en gros plans, déroutent notre perception, ne gardant de la scène qu’un extrait, détail grossi à la loupe, enlevant volontairement à l’ensemble de sa profondeur de champ, pour créer un espace ambigu, une incertitude créative, une instabilité pleine de promesse et d’élan.

« D’autres fois je restais chez moi jusqu’à m’en dégoûter, j’avais l’impression que le papier peint allait se décoller d’un coup et m’assaillir, m’engorger en spirale ; des voisins je savais tout (dans la confusion), au bruit même le plus léger qui me tombait dans l’oreille je pouvais retracer leurs errements ; j’entendais encore les râles de la voisine, brefs et étouffés par l’amant et ses mains énormes, posées partout ; l’autoclave en sifflant dans la cuisine comblait le vide, reprenait ses cris laissés en suspens, répandait la pression qui s’échappait en flux discontinus, probablement du plaisir peu ou mal porté à s’accomplir, et dans ces moments, le plus curieux, et que j’éprouve encore, c’est que l’espace, au lieu de se trouver étouffant, me devenait de plus en plus vaste, les plateaux de la balance sur lesquels je sautai de l’un à l’autre s’écartaient dans ma chambre, j’avais beau tourner en rond, je n’avais pas encore fini d’en faire le tour. Il y a toujours quelque chose qu’on n’a pas vu chez soi, et plus particulièrement quelque chose à entendre ; des coups dans le mur, la vie des tuyaux, la réfraction étonnante de la rue freinée par l’épaisseur des murs ; une symphonie dont l’ordinaire n’avait rien de tel pour me faire sentir la raideur de l’existence, et pour me faire entendre mon propre silence. »

La notion de page n’existe pas en numérique. C’est donc plus souvent une question de temps (de lecture des pages-fragments) qui est en jeu dans un ouvrage numérique plutôt que d’espace. Sur l’écran, en effet, la page qu’on voit est unique, elle apparaît dans le cadre du support qui détermine son espace, sa forme et sa taille. Mais la matérialité de la page, son épaisseur, sa spatialité se présentent toujours en fonction du support. Le seul moyen de retrouver de l’espace dans la page, c’est le menu où l’on peut visualiser la matérialité des pages, des blocs de textes et les blancs s’insérant entre ces pages.

L’auteur ne cherche pas à représenter ses personnages ainsi que leurs relations, les paysages urbains dans lesquels ils s’égarent ou les objets qu’ils utilisent au quotidien, de façon réaliste, comme le fait traditionnellement le roman. Il cherche plutôt à traduire leurs ressentis multiples et contradictoires. Les sujets et l’espace dans lequel ils se situent se fondent ou s’enchevêtrent, générant une ambiguïté qui cherche à mettre mal à l’aise le lecteur au début de sa lecture, en le surprenant, le déstabilisant. Les éléments collés qu’il convoque dans son texte occasionnent des assemblages et des constructions, faisant avancer ou reculer certaines images créées face au regard du spectateur.

« La ville au moins ne me racontait pas d’histoires, elle était là pour m’accompagner, c’était une présence muette qui épaulait mon anonymat et dont les portes pouvaient s’ouvrir à tout moment, nous avions chacun notre tracé de seuils en seuils, suivant un plan particulier et mental dont il était bon d’oublier ou de mélanger périodiquement les points ; le sol tenait bon encore, il était peut-être trop tard pour suivre des traces exceptionnelles, mais le quelconque sans promesses me permettait d’avancer, de poser un visage neuf sur les pierres ; et d’y empreindre le mien peut-être. Je ne cherchais rien, j’allais de point en point rendre visite à des amis ou connaissances plus vagues, qui me racontaient quelques anecdotes de leurs vies pressées, et je retournais chez moi par un autre itinéraire ; parfois des signaux de détresse s’élevaient et il fallait savoir qu’en faire, les bruits n’étaient pas tous parasites et pourtant les langues s’agitaient dans tous les coins, des rideaux de métal se fermaient brutalement sur des silhouettes presque encore là ; tous les angles étaient occupés par des nécessiteux qui composaient une suite sans fin, une mathématique de la ville en stagnation ; et de tous ses travers je me faisais un chemin, chaque objet y tenait sa place entre tenailles, la disputait à s’ancrer ou à se mouvoir, en deux réflexes antagoniques de survie. »

Cadrages serrés jusqu’à déformation troublante de l’image transmise, renversements de situation et changements incessants de perspectives, toujours sous basse lumière, demi-jour ou au contraire, dans une lumière exagérée, surexposition qui déforme les traits des visages, les lignes de démarcation, les émotions qu’elle exalte, transfigurées, et qui nous font perdre nos repères habituels, les signes d’une ville entraperçus par bribes, plans de coupe, décadrages imprévisibles et désarçonnants, une ville expressionniste en somme, dans une adéquation entre le monde extérieur et le monde intérieur des personnages, le reflet de leurs peurs, désirs et attentes, où tout est disproportionné (bruits, mouvements, volumes, lumières, odeurs), pour nous y transporter physiquement.

Gabriel Franck est auteur et réalisateur, il intervient très régulièrement sur un site au titre programmatique (nulla dies sine linea) qu’il a créé et qui permet de découvrir l’ampleur de son travail créatif.

Ce thème de l’absence et de l’égarement est déjà très présent dans son très beau court-métrage Louise avant la nuit : Une jeune fille, Louise, garde des appartements de gens absents, ne vivant presque plus chez elle mais plutôt chez les autres. À travers ces lieux et ses trajets, elle parcourt aussi la ville et fait des rencontres, qui n’aboutissent ou ne coïncident pas, et qu’elle abandonne en cours de route le plus souvent. Une existence en fragments.

L’écriture de Gabriel Franck est d’une grande richesse, d’une sensualité rare. « Toutes les façons de se toucher, de se joindre, les faisceaux des mains effleurant le buste, le front, essayant d’y accrocher de maigres particules, des gestes qui étaient au début si maladroits que le doigt même parfois s’enfonçait dans l’orbite, comme s’il avait fait noir et l’obscurité pas seulement figurée ». Son approche des corps, dans l’intimité de leurs étreintes, attouchements et caresses, et l’emprise des attentes, agitation qui promettait la foudre et que l’obscurité redoublait, toutes les promesses d’un long parcours amoureux dans ses labyrinthes les plus reculés, aux recoins sombres, découpés par un regard forcément fétichiste à force de fragmenter l’image et ses variations aux accents voyeurismes.

« La deuxième fois qu’il avait goûté aux fleurs d’aisselles il avait été pris de nausée par la ténacité du parfum, lui qui ne sentait plus rien ; car la première fois il semblait avoir été pris de stupéfaction, renversé par d’autres sensations plus criardes et qui avaient dissimulé le cortège des exhalaisons charnelles. Il s’était penché (il avait l’impression que toute l’aventure se résumait en effet à ça : se pencher, s’être penché) vers l’aisselle comme vers une écumoire ; il suivait de la langue la microscopique traînée pileuse fauchée à ras, qui lui mettait un nœud dans la gorge et accélérait les pulsations ; et en parallèle se laissait gagner par la lente et résolue montée de l’odeur si terrestre. Il y avait alors un renversement, de la racine à la cime, ses jambes ne servaient plus à le porter mais à lui coller au train : elle l’inspirait et il entrait en elle, à la ceinture, dans le même mouvement en anneau de serpent ; la chair du bras tendre (qu’elle avait froid) lui ceignait le front, il sentait un écoulement qui partait de ses propres gencives jusqu’aux hanches de son accroupie mutique, laquelle bouche ouverte avait l’air d’absorber de l’air en même temps que de parler mais vers l’intérieur, parole qui s’écoulerait par la gorge jusqu’au noyau introuvable et enfoui du buste, célébration déjà éteinte, étouffée par le corps qui l’abritait. Il la voyait rosir au thorax tel un crustacé, à mesure de son exploration en elle ; il avait les nerfs en tresse, elle le laissait difficilement gagner du terrain, accroissant leurs plaisirs d’une résistance arc-boutée de ses cuisses au rostre escamoté qui s’enfonçait invisible, phalanges »

On peut lire sur le blog de Gabriel Franck un très beau texte dont sont issues les lignes suivantes :

« Sans savoir du tout qui on est au réveil, qui on était la veille, sans lien avec soi-même, chaque jour, cueilli, encore un peu transpirant de songes et du passage, il faut réussir à ne penser à rien, ne pas ouvrir encore les rideaux, conserver pour soi cet état de rue vide, de lumière freinée, raréfiée, ne pas se regarder, percevoir à peine sa propre main, voir s’animer ce grand arum qui tient le rôle du bras, et que vient ensuite le reste d’un corps qu’on découvre, nu, ton corps, mon corps, quelle chance de ne pas encore bien distinguer, et à peine décider de l’endosser en franchissant la porte du jour à la lumière croisée et nouvelle, carnaval d’un temps nouveau, toutes façades changées, brillant et mat à la fois, chaque son se détachant, encore libre d’un sens quelconque. »

On connait tous ce qu’est un stroboscope avec sa source de lumière intermittente, qui par un dispositif mécanique ou électronique, produit une alternance de phases lumineuses, des flashs, et de phases obscures. Par un dispositif mécanique ou électronique.

Laques est un texte stroboscopique, écrit « entre phrase et bave, mots mêlés à l’archaïque frétillement de la langue bandant dans la bouche, privée de l’horizon palpable, jusqu’à ce que les corps ne résistent plus » dans une langue d’une grande complexité, « maigres courants alternatifs, de moments dissociés qui se rassemblaient mal et se ressemblaient juste assez pour provoquer le trouble de la répétition sans toutefois la porter à terme », avec un art acéré de l’image et de l’épiphanie « pour vous faire tomber, vous faire faire le faux pas, allant vers ce regard en contre-plongée, en angle aigu, vers ce corps ployé, posé au sol comme un insecte ou un parapluie sombre, que le moindre vent fait vibrer, revers sec d’un corps transpirant, d’un moite maintenant séché au vent du matin, dont l’odeur s’est évanouie à moins de s’en rapprocher sans dégoût » et un sens aigu du baroque, ses plis et ses labyrinthes, qui nous invite à voir le monde à travers un miroir brisé, nous permet d’entrer dans ce rêve éveillé, cette « vie à peine rêvée » pour « avancer, sans regarder jamais derrière ni nulle inquiétude d’aspect, à faire en sorte que l’œil accoste, accueille puis recrée de lui-même les formes à partir des objets et géométries issues du rêve oublié, du rêve à peine rêvé. »


LIMINAIRE le 18/03/2024 : un site composé, rédigé et publié par Pierre Ménard avec SPIP depuis 2004. Dépôt légal BNF : ISSN 2267-1153
Flux RSS Liminaire - Pierre Ménard sur Publie.net - Administration - contact / @ / liminaire.fr - Facebook - Twitter - Instagram - Youtube