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Remonter le temps par le travers

En cherchant à louer une chambre chez l’habitant, faute d’hôtel au village du Mauduit, en Franche-Comté, la narratrice, qui doit y rester quelques jours afin d’obtenir de la mairie l’autorisation pour ses étudiants en sociologie de consulter les archives communales de cette banale petite bourgade française, se fait accepter par une vieille femme qui l’accueille chez elle. Lottie est la dernière occupante de l’extravagante demeure des Ardenne, dans laquelle beaucoup de revenants du passé semblent avoir leur mot à dire.

Au long des veillées près de sa cheminée, tout en tisonnant la cendre, la vieille dame dévide pour cette inconnue de passage, soir après soir, puis après son premier séjour, à chacune de ses visites, de loin en loin, l’histoire du domaine où elle est entrée comme bonne d’enfant, un jour d’août 1904 après avoir vu, comme un signal du monde parallèle, passer sur le chemin une créature à deux têtes.

Sa visiteuse l’écoute attentivement, hantée par l’énigme de son propre passé familial, se laisse emporter par cette conteuse mystérieuse, pendue à ses lèvres, croyant sur parole cette récitante incomparable, qui sans avoir jamais quitté sa campagne, a accueilli « sans peur les visiteurs qui se présentaient, fantômes ou vivants attirés par la maison des Ardenne ».

« dans de grands sauts blancs d’écume en cascades sonores ».

Entre les pages des livres de leur bibliothèque, parmi les objets, les meubles, les ustensiles qu’elle a fait sien avec le temps, reliés entre-eux par d’invisibles liens, d’insondables secrets dont ils sont les précieux dépositaires, Lottie raconte l’histoire de ses fantômes inventées à la source par amour d’une orpheline, cette filiation imaginaire plus vraie que nature, peuplement d’ombres dans son installation de mémoire, « tant la trace de ce qui a été vécu persiste au plus obscur de nos sensations et de nos pensées à donner orientation rétrospective au présent ».

Le lecteur se retrouve alors dans la disposition de la narratrice, transporté par le récit de Lottie qui « écoute comme dans la lecture où, sourd à la phrase qui poursuit son cours, l’on dérive en pensée au point d’égarer le fil parfois pour le raccorder plus loin, selon des digressions intérieures, des rapprochements entre tel ou tel détail semblant hors sujet, des temporalités fugitives ».

« Quelque chose de frais et de naissant appelle tel un signal du monde parallèle, voilà qu’intervenir est toujours possible, possible d’improviser encore une fois, selon son jugement de changer le cours du récit à sa guise pour aller, non vers sa fin, mais son commencement. Dès lors la porte s’ouvre au-dehors de cent fois cent mille ans de lisières et de brouillards, de flèches de soleils dardées jusqu’aux inimaginables lointains des vastitudes, archipels, îles et continents et cataractes de nuages, étoiles de constellations inconnues que prophétisent le dessin d’une patte d’oiseau dans la neige, la fleur floconneuse d’un roseau, l’élytre d’une libellule ou le grain d’une grappe de groseilles, tels qu’ils s’énoncent dans les rêves, dans les livres, mieux que dans la réalité ».



Anne-Marie Garat évoque à la fin du livre quelques plans du décor enneigé de La Ruée vers l’or de Chaplin qui ne sont pas tournés en studio mais à trois milles mètres d’altitude, avec de très nombreux figurants. « C’est qu’il fallait au film ces images réalistes afin que la fiction opère, ou bien c’est le rêve qui opère le réel ». Mais c’est à un autre film auquel on pense en lisant le livre (à laquelle la couverture fait également référence), avec cette cabane chapeautée de neige enfermée dans une boule de verre. Dans Citizen Kane, Orson Welles raconte la vie de Charles Foster Kane, magnat de la presse, mégalomane, égoïste, dont le dernier mot avant de mourir est Rosebud, solitaire à l’intérieur de son château, laissant tomber une boule de verre contenant une maisonnette enneigée. Dans l’entassement innombrable de caisses laissées à sa mort, on aperçoit à la toute fin du film des ouvriers qui viennent faire du vide et les jettent au feu. Sous une luge, sur laquelle jouait Kane enfant, on distingue le mot Rosebud. La luge est brûlée, on suit le parcours des flammes et la fumée qui s’échappe. Se clôt ainsi la vie d’un homme. Les récits, même entrecroisés, sur sa vie, ne font donc qu’en éclairer certains aspects ponctuels. On ne peut deviner la vie d’un homme en essayant de mieux connaître son intimité. Seul l’art permet de l’approcher au plus près.

Citizen Kane, d’Orson Welles

Il en est de même dans ce magnifique roman d’Anne-Marie Garat, qui nous accompagne vers un retour aux sources de nos histoires personnelles et collectives, traces lointaines de nos origines, comme celles auxquelles on va boire ou se baigner, à la claire fontaine, pour se ressourcer : Il y a longtemps que je t’aime jamais je ne t’oublierai. Certains livres ont cette force irrésistible d’étancher notre soif de savoir, d’aventure, de rêve et d’ailleurs, et nous permettent de remonter à nos origines sans jamais en atteindre le secret comme à celles d’une rivière, pour retrouver sa vraie nature de source, sans fin ni commencement « mais une trouée dans la nuit du temps ».

« Les mots, les pages faisaient ce bruit de rocaille, de torrent d’eau froissée qui clapote et furieuse s’évade à toute vitesse sur des bosses lisses de rochers, s’engoue dans des graviers qui la brassent, plonge dans de grands sauts blancs d’écume en cascades sonores et cela allait, allait des heures entières, étourdissantes de lecture. »

Le périple qui met en mouvement les personnages des romans d’Anne-Marie Garat, dans leur désir de résoudre le mystère de leur origine, de saisir où commencent leurs histoires et où elles disparaissent une fois racontées, ce roman de leur filiation, ne les dépayse qu’en apparence, car il se heurte rapidement à un mystère plus opaque que celui qui avait motivé leur départ, quête identitaire leur enquête les transporte très loin de chez eux, à la découverte de l’autre en eux.

Anne-Marie Garat signant son livre à la librairie « Comme un roman » (Paris, 3e). Photographie d’Arnold Pasquier

Dans son roman La source, paru aux éditions Actes Sud, entre ses personnages et leurs histoires, à la croisée des chemins sillonnant les cartes du monde, des pistes d’Afrique, du Tonkin aux abords de l’Alaska, dans le Yukon et jusqu’au sentier qui descend vers la Flane, Anne-Marie Garat nous fait remonter le temps par le travers, nous invitant à un voyage flottant dans l’ensorcellement de son récit comme dans les formes fugaces, évasives et fuyantes des nuages dans le ciel. Les fantômes de l’avenir se mêlent ainsi à ceux du passé, « ces impasses de mémoire où nous enterrons certains souvenirs ».


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