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Le lecteur est un auteur comme les autres

Pour réagir à l’article d’Hubert Guillaud à propos des auteurs du numérique face aux nouvelles technologies, j’ai publié récemment un article où j’ai écrit qu’il fallait inventer de nouvelles formes éditoriales et que l’œuvre collective est l’avenir du livre numérique.

Isabelle Pariente-Butterlin avait elle aussi répondu sur son site à l’article d’Hubert Guillaud et laissé un assez long commentaire. Je souhaitais lui répondre, mais ma réponse dépassant le cadre de ce que j’imaginais écrire, je préfère la diffuser directement ici.

« La forme du livre se modifie en profondeur, écrit Isabelle Pariente-Butterlin, tout à la fois par l’écriture sur les blogs et par l’édition numérique. » Mais la question qu’elle pose au fond est la suivante : qu’est-ce qu’une œuvre collective ?

J’ai participé à deux ouvrages collectifs : Écrivains en série, et Il me sera difficile de venir te voir. Une œuvre collective, dans le Droit d’auteur en France est celle « créée sur l’initiative d’une personne physique ou morale qui l’édite, la publie et la divulgue sous sa direction et son nom et dans laquelle la contribution personnelle des divers auteurs participant à son élaboration se fond dans l’ensemble en vue duquel elle est conçue, sans qu’il soit possible d’attribuer à chacun d’eux un droit distinct sur l’ensemble réalisé. »

Des textes écrits à plusieurs existent bien entendu depuis longtemps. J’ai souvenir d’en avoir mis quelques-uns en œuvre sur Marelle : Zone d’Activités Poétiques que j’ai animé sous la forme d’un wiki de création de 2005 à 2010 et d’avoir participé à l’écriture de certains d’entre eux. Ce n’est pas un hasard si l’œuvre collective la plus connue aujourd’hui est basée sur la même technologie wiki : L’encyclopédie Wikipedia.

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Avant, lorsqu’on évoquait le terme d’œuvre collective pour un texte, il s’agissait donc d’un texte écrit à plusieurs mains. Aujourd’hui, cela peut bien sûr encore arriver, mais la notion d’œuvre collective dresse plutôt le constat d’une nécessaire collaboration entre plusieurs acteurs autour d’une création. Le cinéma, le jeu vidéo, sont des œuvres qui demandent la collaboration de nombreux intervenants pour être réalisées. Avec le numérique, l’auteur a pu se passer de l’intermédiaire (éditeur, technicien) en créant son blog facilement, il pouvait écrire et devenir indépendant en éditant ses écrits. Seulement voilà, même si les outils de création sont à la portée de tous aujourd’hui, les logiciels faciles d’utilisation, peu onéreux, tout cela reste de facture très classique. Ce qu’expliquait très justement Philippe De Jonckheere lors de l’anniversaire des dix ans de Remue.net. Avec les blogs, on n’a besoin d’aucune connaissance technique, mais dès que l’on veut créer et s’affranchir de ces outils aux formes préfabriquées, conçus pour plaire au plus grand nombre, il faut obligatoirement se libérer de ces outils et apprendre à coder soi-même. Le passage du blog au site est déjà une première forme d’indépendance. Mais au-delà, pour le livre numérique, il existe des outils de création (Pages, InDesign, etc.) pour réaliser son livre soi-même, créer un fichier ePub et le diffuser ensuite à moindre coût, pour une lecture sur ordinateur, téléphone portable, liseuse ou tablette. Je vais d’ailleurs animer prochainement à ce sujet un atelier pratique à la médiathèque de Bagnolet : comment créer son livre numérique (en quatre séances, deux en juin, et deux autres en septembre 2012), mêlant apprentissage technique et ateliers d’écriture.

Mais le résultat que l’on obtient avec ces logiciels reste assez classique. Il s’agit d’un livre numérique proche de ce que l’on appelle couramment un livre homothétique. Un livre agréable à lire certes, avec un sommaire, auquel on peut associer à sa guise des images fixes et une bande son. Pas si mal me direz-vous, bien sûr, mais voilà, si l’on veut aller plus loin, et c’était le sens de mon article réagissant à celui d’Hubert Guillaud, on se heurte très vite à la technique.

Pour la revue de création d’ici là, la collaboration avec Gwen Català est passionnante, toujours enrichissante. Et je sais qu’avec lui, et les ouvrages réalisés avec sa collaboration, j’ai dépassé l’approche classique du livre numérique, notamment avec Comment écrire au quotidien. Ce que propose également Joachim Séné avec sa structure Rature.net. Je pense notamment au site qu’il a réalisé pour le projet de Cécile Portier : Traques traces. Mais bien sûr cette collaboration a un coût.

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Un film est une œuvre de collaboration qui se fait souvent sous l’impulsion d’un producteur. Le metteur en scène n’est qu’un maillon de la chaîne des auteurs du film, auxquels il faut bien évidemment associer, et ce, dès le départ, le ou les scénaristes. Puis les acteurs et tous les techniciens lors du tournage. Chacun y trouve sa place. Et même si tous ne sont pas traités à la même hauteur par rapport à la création, il n’y a pas qu’un seul créateur. C’est un travail à plusieurs. Chacun apportant sa pierre à l’édifice.

Pour le livre numérique complexe, c’est-à-dire tel que le décrivait sommairement Hubert Guillaud dans son article, même si toutes les fonctionnalités présentées ne me semblaient pas forcément passionnantes, un livre qui pose la question et le positionnement du lecteur, sa géolocalisation, bref qui tente comme j’avais tenté d’en dresser les grandes lignes dans cette présentation : La forme d’un livre



Modifier les habitudes de lecture par une navigation incertaine, instaurer un nouveau rapport à l’auteur, permettre au lecteur de basculer du texte à une lecture audio, ou vidéo, concevoir des fictions sans chercher à rivaliser avec la lecture d’un livre mais s’en démarquant tout à fait, proposer une véritable écriture multimédia, développer l’écriture en fonction du numérique, et soutenir la notion d’auteur pluriel, etc.

Pour répondre à la question d’Isabelle Pariente-Butterlin, je n’oppose pas du tout écriture collective et individualité. L’écriture a toujours été l’objet d’une création individuelle, ne prenant une dimension collective que lors de l’édition de l’ouvrage. En effet l’éditeur, et avec lui les lecteurs, les correcteurs, les maquettistes, l’ensemble des techniciens du livre, participaient à la publication de l’ouvrage. On n’a jamais (sauf avec l’édition à compte d’auteurs) publié un ouvrage tout seul. Le livre est une œuvre collective en ce sens. Mais l’auteur reste bien dans ce scénario là le créateur principal. Le créateur, même avec le numérique, reste donc un individu, mais c’est son statut qui a totalement changé.

Dans cette idée d’une écriture collective, il y a effectivement quelque chose de proche du cinéma ou, comme l’énonçait Isabelle Pariente-Butterlin en commentaire, de la communauté scientifique comme communauté créatrice.

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Il suffit de voir ce qu’une petite structure comme Publie.net parvient à faire, notamment dans les ouvrages diffusés Hors Collection - ouvrages que je présente dans cet article : Écriture interactive et lecture - pour envisager les avancées proposées en matière de lecture, de construction de récit, d’interactivité. Pour la revue d’ici là je souhaiterais, tout comme Gwen Català, nous en parlons souvent d’ailleurs, que les auteurs envisagent plus les potentialités des outils numérique, ce qu’en terme de multimédia la revue est à même de leur proposer, plutôt qu’envoyer simplement des textes comme ils peuvent le faire pour une revue papier. Envisager véritablement la richesse multimédia de la revue. Pour cela, il faut en effet une pratique des outils logiciels de création numérique. Et c’est un travail d’apprentissage et une veille de tous les instants, que les auteurs ont parfois du mal à assumer seuls. Les plus motivés s’y mettent, se forment, ou ils engagent des collaborateurs pour les accompagner (avec l’aide de subventions, par exemple ou l’appui d’un éditeur).

Un livre numérique s’écrit donc à plusieurs. L’individualité de celui qui crée se trouve renforcée par le projet collectif dans lequel il s’inscrit, s’intègre, trouve sa place, et c’est par cette association, cette collaboration, ce partage, que l’écrivain trouve l’opportunité de se dépasser et de créer une œuvre que seul il n’aurait pas eu les mêmes moyens (économiques, techniques, structurels) de concevoir et dont le lecteur est au final lui aussi l’un des auteurs.


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