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Le visage humain n’a pas encore trouvé sa face
Faces, de Louis Imbert sur Publie.net

« Le visage humain n’a pas encore trouvé sa face. »

Antonin Artaud

Autoportrait d’Artaud

Faces, est le premier ouvrage de Louis Imbert. Né en 1982 à Suresnes, journaliste, il a travaillé en Iran, en Asie Centrale et en Afghanistan pour la presse écrite et la radio. On peut le suivre sur samecigarettes.wordpress.com.

Dans sa préface, Arnaud Maïsetti décrit ainsi cet ouvrage : « La mémoire des images – exercice douloureux que celui d’essayer de recomposer de mémoire telle ou telle image vue, même celle qu’on connaît le mieux. Mais qu’on la retrouve, devant soi, à l’écran, et cette mémoire soudain s’abolit dans l’évidence immédiate qui ne connaît aucune durée pour s’établir, dans l’instant. Alors, quand L. Imbert écrit l’image, à nous refusée, c’est ce double jeu de mémoire et d’oubli qui se confronte, et se fait face. »

Lors de mes études d’art au Centre Saint-Charles dans le 15ème j’ai suivi les cours de Christophe Domino (historien, critique et théoricien d’art) et Michel Salsmann, artiste, dont l’intitulé m’est toujours resté gravé en mémoire : Histoire du sensible et de l’imaginaire. Pour ce cet enseignement, nous avions plusieurs travaux pratiques à réaliser ainsi que des fiches de lecture à réaliser. Je me souviens avoir rendu une copie d’analyse d’œuvre sur L’œil et l’esprit de Maurice Merleau-Ponty où, au lieu de rendre mon travail sur une feuille à carreaux, comme tous les autres, j’avais écrit directement mon texte en marge du texte du philosophe.

L’oeil et l’esprit de Merleau-Ponty, annoté en marge

Je me souviens surtout d’un travail sur lequel j’avais travaillé assez longuement, une série de visages aux formes variées dessinés sur un cahier d’écolier. Je l’ai rendu en fin d’année et je ne l’ai jamais pu le récupérer.

La vitesse n’est plus qu’une excuse pour éviter de pénétrer le cœur des choses. On ne sait pas, ça s’en va, ce qui passe ni ce qui reste et comment se construisent nos demains. Je perçois sur son visage un brusque étonnement, comme s’il avait vu quelque chose d’inattendu, et j’ai la certitude que, en cet instant, il a ressenti la brièveté du temps. Ce surcroît d’abîme que lui ajoutent les questions. Un exercice de ventriloquie : prêter sa voix mais sans vouloir qu’on sache que que l’on parle. Jour blanc sur jour blanc jusqu’à ce qu’un vide se forme. L’attente d’un éclat, d’un éclair qui nous fait cette dimension d’humanité à venir. Je sens des vibrations qui parcourent le monde. Nous n’avons pas à nous soucier de ce que pensent les autres, nous ne collons pas avec eux. Mais surtout ne pas manquer de souffle. À quoi ça sert de remuer toutes ces vieilles histoires, sinon ?

Visage, de Michel Salsmann

« Récit qui cherche à interroger, sous les images, la fascination que quelques-unes exercent sur le regard qui s’y anéantit : processus de regard qui rejoint, en l’amplifiant, celui que la lecture opère. Ce qu’on lit dans une image : tout un récit immédiat, linéarité toujours recomposée selon la course de l’œil qui la parcourt, récite à chaque nouvelle vision une nouvelle manière de disposer de cette histoire. »

Dans ces Œuvres photographiques complètes (Contrat maint, 2010), Laurent Septier tente d’établir une liste de photographies prises dans un lieu précis, sur une période donnée et de les décrire d’une description limitée à une seule ligne de texte, pour les garder dans la boîte noire de sa mémoire. L’ensemble de ces descriptions formant une espèce de litanie spéculaire.

« En creux, se lit un autre récit, plus intime, celui que l’auteur, journaliste, voyageur, entre l’Europe, l’Asie et les États-Unis, livre, à chacune des images évoquées qui finissent par produire étrangement une sorte d’autoportrait en autres visages. »

Dans sa postface, Jérémy Liron, décrit très finement le travail de Louis Imbert : « Des images posées, piquées aux murs, dans le décor de la ville ou de votre intérieur, dans les motifs, dans les journaux et dans les livres. D’autres qui remuent à la télévision, à la surface d’un écran. Des images qui sont des objets du monde. Et certaines parfois qui le creusent. Certaines qui ouvrent leur espace propre, qui appellent ce dont elles témoignent là où elles se manifestent mêlant les lieux et les temps, ou qui manifestent leurs qualités d’images, leurs qualités propres dans leur façon de témoigner et qui les fait excéder tout témoignage, toute vocation documentaire. Qui vous retiennent. Des images qui finalement créent un monde dans le monde, qui vous habitent autant que vous les habitez, qui vous regardent autant que vous les regardez. »

Monika, d’Ingmar Bergman

Je repense à cette anecdote racontée par Arnaud Maïsetti dans ses carnets : « Je voulais parler, pendant ce cours, du visage de Monika, au dernier-plan du film de Bergman. Et bien sûr, quand la scène arrive, le film s’arrête, la technique me fait défaut — "parties endommagées irrécupérables" : et le film retourne au début. »

Il poursuit : « J’aurais peut-être beaucoup de choses à dire à ce sujet, et ce regard perdu — dérobé en somme — c’est peut-être une image juste de ce cours. »

« Et parce qu’il est tant question de visages ces jours-ci, et que je fais repos de leur flux ces prochains jours (le plus violent quand je vais à Paris, c’est la somme des visages que je dois affronter, dans les trains, les métros, les rues. Ici, je suis loin d’eux et c’est une autre violence, plus sourde.), je relis le texte de Michaux sur ces visages : « pays où les jeunes filles sont belles : bon pays ». Et plus loin : « Visage de la jeune fille à qui on n’a pas encore volé son ciel… Visage musical qu’une lampe intérieure compose plus que ses traits et dont le visage de madone serait l’heureux aboutissement. »

La beauté du visage de Monika tient en moi précisément en cette fin qu’elle annonce et ne porte pas : sur ce visage, on ne voit pas l’affaissement prochain de la vieillesse, les traits un peu marqués qui se creuseront. Cinéma d’avoir trouvé le cadre et le plan où témoigner de cette présence sans témoin, où produire en cette fin tout ce qui pourra lui survivre et ne le rachètera pas. »

Dans cet extrait d’Histoire, de Claude Simon, paru aux éditions de Minuit, en 1967, ce n’est pas la photo de soi-même qui compte mais l’image qui fait mémoire pour chacun d’entre-nous. Les images les plus précieuses qu’on emporte avec soi, quelles sont-elles ? Écrire ce texte sans y mettre de ponctuation pour mieux se contraindre à cette tension de surface des mots, pour mettre en évidence leur rythme, leur texture et leur sonorité autonomes :

« Il existait dans un quelque part où elle irait un jour le rejoindre un au-delà paradisiaque et vaguement oriental quelque Éden quelque jardin à l’inimaginable végétation tout bruissant du cliquetis des palmes balancés comme celles qu’elle pouvait voir ornant les timbres de ces cartes postales qu’il lui en envoyait ne portant le plus souvent au verso dans la partie réservée à la correspondance qu’une simple signature au-dessous d’un nom deville et d’une date par exemple :

Colombo 7 / 8 / 08
Henri

et au recto (quand elle - la jeune fille qu’elle avait été - avait lu le nom de la ville la date la signature et qu’elle retournait la carte, elle et la grand-mère assises l’une en face de l’autre devant leurs minuscules tasses de ce chocolat à l’espagnole qui leur détraquait le fois, si épais (recommandait-elle aux domestiques) que la petite cuiller d’argent devait rester toute droite dans s’incliner ni tomber sur le bord lorsqu’on la plantait dedans - ou encore, l’été (la carte de Colombo datée d’août avait dû l’atteindre alors que comme chaque année elles étaient déjà parties s’installer à la propriété) dans le jardin étincelant, vêtue d’un de ces flasques et austères peignoirs à collerette boutonnés jusqu’au cou, aux pans traînant par terre et évasés comme une corolle, de sorte qu’avec sa coiffure à coques et chignon imitée des estampes japonaises son visage un peu gras vierge de hâle on aurait dit quelque délicate tête de porcelaine blanche et noire surmontant un pavillon de phonographe posé à l’envers)... au recto donc, un port, le palais d’un gouverneur, la salle à manger d’un paquebot, le lac argenté scintillant d’obscurs palmiers aux troncs couchés sur l’eau une pirogue, avec, comme légende, Fishing by Moonlight on the Colombo Lake. »

Louis Imbert écrit : « Certains ne savent pas, ou quasiment pas distinguer les visages : prosopagnosie, cela s’appelle. Je me demande ce que ça fait de ne voir, dans la volée de binettes qui vous frôle chaque jour en ville, qu’une masse glissante, un courant et comment ça vous happe autrement que la puissante machinerie d’un visage isolé. Pas d’individualité hors la voix, le geste. Ce que c’est que deviner l’autre à la masse de son corps, en plongeant dans le vague vers le trou de ses yeux. »

François Bon évoque sur son site cette prosopagnosie dont il souffre : « La myopie désormais s’opère, paraît-il. Trop tard pour ceux de mon âge. Vécue comme handicap lourd dans l’enfance (mais pas le lieu de raconter ici), laissant séquelles étranges dans la vie adulte (incapacité à reconnaître les visages, faute d’avoir disposé des apprentissages à leur heure naturelle – prosopagnosie), mais paradoxalement rapprochant des livres, nous isolant dans ce qu’ils décrivent. L’ami Jean Rouaud s’y était collé il y a quelques années avec ce titre magnifique, Le monde à peu près. »

Extrait :

« Il y a que cela me regarde. Il y a qu’elles me dissolvent, que je perds énormément à parcourir ces photographies, comme devant toute face réellement ouverte je crois que l’on s’absout, que l’on disparaît, que l’on s’évase. »

« À parcourir ces images, je ne débusque rien. J’ai la tête étroite, une idée neuve c’est chose rare. Je tourne. Il y a ce mouvement qui ne va pas jusqu’à comprendre. Je cherche une relance, comme à écouter en boucle tel pan de musique pendant des heures pour cela qui à tel instant m’élance. Et puis j’oublie, je sens venir. Justement ça qui appelle la phrase. »

Danielle Collobert

« Ce portrait de Danielle Collobert : sur près d’un tiers de l’image ses longs cheveux clairs, ses boucles amples, la lumière là-dessus et ses yeux entrouverts, ses cils longs et le maquillage les ramènent dans l’ombre. Visage incliné, tourné légèrement vers notre gauche, elle regarde par là, vers le bas, son dos semble légèrement bombé, je crois le voir : elle refuse doucement la photographie, elle s’efface. Je place à côté d’elle le reliquaire, la tête de sainte : son visage d’or, les boucles de cheveux écrasées par sa tempe droite sur un coussin de tissus blanc, dans un plateau d’argent doublé de volutes incrustées or et pierraille à deux pieds tarabiscotés, derrière son front il y a l’auréole à petites fleurs d’or ciselé et pierraille. L’orfèvre a coupé son cou épais quelques centimètres à peine sous le petit menton. Face à nous, légèrement de biais, il y a le couvercle de cuivre peut-être, très oxydé, qui ferme la tête creuse où la relique est mise. Par-derrière, une volute de cheveux dépasse encore façon nuage. »

Travail photographique de Louise Imagine, dans le n°4 de la Revue d’ici là sur Publie.net

Série photographique de Louise Imagine parue dans le numéro 4 de la revue d’ici là : Le palimpseste de la mémoire est indestructible.

« Je fais le tour de mes images comme j’écoutais cette femme qui a presque totalement perdu sa mémoire immédiate. Je tâchais de sentir son étrange présence assise ; elle se déliterait de nouveau tout à l’heure, quand le dérèglement de la machine du souvenir aurait raison d’un autre affleurement moins solide. »

Cet homme, je le croise dans la rue, familiarité passagère avec lui, les traits de son visage, son expression. Je le connais, mais je ne parviens pas à mettre un nom sur son visage, identifier d’où nous nous connaissons. J’essaye de me repérer par rapport à l’endroit où je le croise. Cet endroit, c’est la même chose. J’ai confondu avec une autre station-service récemment désaffectée près de chez moi, face à la gare de l’Est. Je croyais l’avoir prise en photo, mais non, c’en est une autre, dans un autre quartier. Similitude trompeuse des décors. D’identiques piliers soutiennent en pilotis un même toit métallique. Les fenêtres et les portes ont été murées à la hâte par des panneaux en bois pour interdire toute intrusion et sécuriser l’endroit. Les pompes à essence, qui d’habitude signalent clairement la raison sociale du lieu, ont été enlevées, donnant à cet endroit un air abandonné de no man’s land. Et cet homme, je le reconnais soudain m’éloignant à grands pas, c’est l’ancien pompiste.

Le très beau texte de Louis Imbert est un livre sur l’image, ces images qu’il collectionne et sonde jusqu’à espérer qu’elles livrent quelque chose, qu’elles se disent, livre sur notre rapport aux images (on a tous en mémoire une collection de ces visages croisés), qui ne contient matériellement aucune photographie. C’est un livre qui travaille précisément à tracer le portrait (forcément subjectif) de ces faces qui nous accompagnent, nous interroge, nous suivent et nous hantent, à la recherche parfois d’un visage qui nous semble familier.

Sur mon site, visage est un mot clé.


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