Je suis invité à la première séance du séminaire Écritures numériques proposé par Sens Public/IRI, le jeudi 15 novembre 2012, à Paris (17h30-19h30) et Montréal (11h30-13h30).
Cette séance comptera trois intervenants, Bertrand Gervais, Sarah-Maude Beauchesne et moi-même, en duplex à Paris et à Montréal, en vidéoconférence entre la salle P217 du Pavillon Roger-Gaudry (2900, boulevard Édouard-Montpetit) de l’Université de Montréal et la salle Triangle du Centre Pompidou à Paris. Elle sera transmise en direct sur le web via la plate-forme Polemictweet, dispositif tirant parti des dynamiques sociales.
Marcello Vitali Rosati, professeur adjoint de Littérature et culture numérique au Département de Littératures de langue française de l’Université de Montréal, webmestre et éditeur pour Sens Public, présente ainsi les questionnements de cette séance inaugurale : « Si l’écriture a partie liée avec la temporalité, il ne fait aucun doute qu’Internet en a profondément modifié le geste et le rythme : la publication peut se faire dans l’instant et sans délai, rendue disponible immédiatement pour les internautes. À qui et comment s’adresse alors le texte produit ? Comment l’auteur négocie-t-il son geste au clavier avec l’espace public de publication ? « L’œuvre » se trouve-t-elle affectée par son lieu de production, l’espace multiforme qu’est le web ? »
Pour préparer mon intervention, j’ai essayé de réfléchir à ma pratique intensive du net depuis 2005 et lui ai donné pour structure le titre d’un de mes ouvrages : deux temps, trois mouvements.
Premier temps
Le numérique transforme la relation des termes écriture et lecture.
Mon travail, c’est du temps. On dirait ces petits cailloux qui disent le chemin parcouru. Il y a cependant, dans la contrainte d’une écriture au quotidien, un défi. Faire que ces textes soient des franchissements qui m’emportent où je n’ai pas prévu, là où on ne va pas avec sa raison ni même l’intuition.
Il faut rendre sous forme de mouvement ce qu’on a emprunté, et c’est ainsi qu’on devient peut-être libre. Quelque chose dans cet assemblage reste volontairement mal recousu, dépareillé. Ce caractère épars colle évidemment à la représentation du monde.
Tout ce que l’on fait pour distraire l’attente, ses chemins de traverses qu’on appelle dédale.
Les écrivains ont toujours perdu du temps. L’étude du monde réel par le voyage, la flânerie qui invente la ville. J’aime cependant que le hasard me porte à la frontière. Continuer dans cette voie. Ne point tant encadrer l’image que cacher ses alentours.
Écrire sans arrêt, toujours et nuit, partout. Mais ce n’est pas une fuite en avant. J’avance à mon rythme. L’impression de foncer, en fait c’est assez troublant. Deux temps, trois mouvements. Au début on ne s’en rend pas compte, toujours dans cette activité débordante, on écrit avec au moins l’impression de laisser des traces derrière soi comme autant de jalons. La vitesse pour devenir visible, pas le contraire. On avance pour apparaître. Faire surface plutôt qu’arrêter le temps dans les marges de ce qu’on écrit.
Faire date. On y travaille chaque jour pourtant.
Premier mouvement :
« Sur le web, le texte assume le fragment, organise sa porosité aux autres formes d’expression en accueillant l’image, le son. Il invite le lecteur, revendique le collectif. Des écritures s’inventent, s’échappent des formes autorisées, éditoriales, pour réactualiser parfois des formes plus anciennes. Les rôles de chacun des acteurs de la chaîne du livre sont déplacés. Pour toutes ces raisons, et surtout parce que désormais se donnent à voir, comme à ciel ouvert, non pas seulement l’œuvre achevée mais une pratique toujours à l’œuvre, l’écriture web vient questionner l’enseignement, renouveler, peut-être, la relation critique qu’il entretient avec la littérature contemporaine. »
Commencer par écrire au quotidien, ce qui s’apparente à la tenue d’un journal, sous la forme d’un blog. Empilement de textes jour après jour.
Ce que l’on découvre très vite c’est le réseau que ce travail active. Ceux qui vous lisent et commentent sur le blog comme on peut le faire en retour (ce qui est de moins en moins aujourd’hui). Et les liens qui se tissent peu à peu.
Le lecteur écrit : le livre devient inscriptible (on pouvait déjà écrire dans les marges des livres) mais le lecteur restait au seuil du texte et l’auteur n’avait connaissance de ses commentaires.
Avec les liens dans le texte le lecteur écrit le livre tout en lisant. Le livre est cherchable. Le lecteur peut rentrer au cœur du texte, interroger ses contenus et se créer son parcours de lecture au fil de ses recherches.
Commentaire, partage et diffusion du texte par email et sur les réseaux, donnent un nouveau rôle au lecteur. Chacun peut devenir écrivain, la hiérarchie entre écriture et lecture se trouve bouleversée avec le numérique.
Travail du blog en solitaire et besoin d’un échange plus abouti sur une autre plateforme. C’est l’apparition des wikis (Wikipédia en figure centrale à l’époque qui n’a cessé de croitre). Proposition d’écriture collective sous la forme d’ateliers d’écriture en ligne auxquels participent les internautes en ligne, pendant quatre ans, de textes collectifs, des textes écrits directement en ligne, dans cette espace de publication ouvert).
À l’issue du projet, transformation de cette série d’ateliers, du site au livre numérique : Comment écrire au quotidien : 365 ateliers d’écriture, édité par Publie.net.
François Bon : « Livres qui ne sont que des dépôts du travail de blog et site, mais les décrocher pour en faire ces objets de lecture dense les renforce évidemment. »
Passage du blog au site : deux textes édités par Publie.net témoignent de cette évolution.
Deux temps, trois mouvements (reprise cumulée de deux années de mon journal de l’année 2007 et 2008 qui sont juxtaposées) et Comment écrire au quotidien (livre numérique hybride (poésie, essai, livre pratique) sur Publie.net.
Différence radicale entre un blog et un site. Le blog et son principe d’empilement vertical des billets : système formaté de consultation, navigation synoptique dans l’ensemble du blog quasi impossible sauf recherche fastidieuse. Affichage limité à la dernière mise en ligne.
Le blog, c’est l’instantané, diffusion immédiate. En dehors de cette actualité, difficile à retrouver ensuite sur l’ensemble des textes publiés.
« La forme devenue dominante des blogs s’enfonce verticalement comme dans une fosse à bitume, explique très bien François Bon, enterrant à mesure ses propres contenus sous elle : c’est étrange à voir. Pas de thésaurisation d’ensemble, par d’arborescence de travaux menés parfois sur des années : donnant primauté à ce bruit de la mise en ligne au quotidien, qui en fait en même temps l’outil le plus actif, comme on plaçait nos affiches autrefois, seau de colle à la main, en pleine ville. »
Transformation du blog en site : si mon site est mon livre il faut structurer et éditorialiser mon site. Circulation thématique, chronologique et aléatoire, avec de très nombreux liens (internes et externes) formes variées (journal, poésie, essai récit, série photo, création sonore, vidéo, critique de livres, etc), publications régulières mais denses, afin de permettre au lecteur une lecture hybride et débridée.
Avec le site, et l’apparition des réseaux sociaux, possibilité de reprendre des articles publiés pour les remanier et le relier à l’actualité. Ajouts de notes ou remise en une du site. Ce que permet notamment la syntaxe des boucles de SPIP pour une diffusion aléatoire ou limitée dans le temps, sur certaines catégories et rubriques du site ou sur l’ensemble.
Les réseaux sociaux (Twitter, Facebook, Google +) incitent à mettre en avant l’actualité de nos sites. Mais avec une présence active sur ces réseaux chronophages. Afin de permettre à certains textes anciens de trouver d’autres lecteurs, et les reliant à d’autres textes, d’autres sites, leur offrir d’autres lectures, dans un temps plus long.
Le site est un processus (dans son mouvement propre). « Un site n’est ni un objet (textuel ou non), écrit Arnaud Maïsetti, dans Sites et écritures, paru sur Publie.net, ni un support (même numérique), mais plus justement, plus singulièrement, un processus, celui conduit à l’écrire, un mouvement désoeuvré déplaçant ses propres perspectives à mesure qu’il se constitue - il ne sera jamais constitué que dans son mouvement propre. »
Le site est un lieu qu’on invite à visiter et qu’on explore en l’inventant.
Avec le site comme processus, changement du paradigme de l’écriture.
Le livre est un monde clos, fermé sur lui-même. Le site est infini, ouvert.
Développer des séries sur le site, pour les publier en livre numérique ou imprimé.
Construction numérique du texte, organisation d’une circulation dans la lecture, de sens variés. Le site est un labyrinthe ouvert. Contrairement au livre qui est un univers fermé.
Jorge Luis Borges : « Le livre de sable au nombre de pages infini. Aucune n’est la première, aucune n’est la dernière. »
De la fonction shuffle en littérature : de l’ordre et du désordre.
Deuxième mouvement :
« La spécificité de l’écriture web, ses liens avec le patrimoine et l’héritage des formes, la place du lecteur dans la création, les réseaux d’auteurs, ce qu’il en est des instances de légitimation, le rôle de l’éditeur et de ceux qui assurent la transmission des œuvres. Le défi lancé par les médias numériques n’est plus de diffuser l’écrit et de le rendre accessible, mais de l’éditorialiser afin d’optimiser sa lisibilité. Les procédés de lecture étant différents sur un écran d’ordinateur de ce qu’ils sont pour un livre ou un journal, cela demande des adaptations de la part de l’écrivain ou du rédacteur afin de ne pas perdre le lecteur. »
Écrire les uns chez les autres : projet collectif des vases communicants, Planche-contact et revue de création d’ici là.
Projet Planche-contact : Projet de contrainte quotidienne (photo) et de lecture de blogs et sites à la recherche d’une phrase sur la création, pour un projet sur un plus long terme. Écrire et réfléchir à sa propre démarche en lisant les autres et en les liant à l’élaboration d’un travail quotidien. En cours d’élaboration. Avec une publication qui dépasse le blog : un blog, une exposition, un livre numérique.
Revue d’ici là : travailler sur un projet commun autour d’une phrase extraite d’un ouvrage pour sa thématique, et demander aux intervenants (écrivains, artistes, musiciens) de travailler à partir de ce thème avec chacun son point de vue.
Deux numéros par an, mais évolution technologique et volonté de nouvelle lecture liée aux nouveaux supports de lecture numérique tels que la tablette iPad. Enrichissement mais complexité technologique (en perpétuelle évolution) qui pose question (temps, indépendance, retour de l’importance de l’éditeur au moment où tout le monde parle d’auto-édition).
La revue d’ici là tente comme la revue des villes No City guide, éditée par Urbain trop urbain et dont le fichier ePub est créé par le même développeur, Gwen Catala, de proposer une lecture adaptée aux nouveaux suppôts de lecture et aux nouvelles formes de lecture qui sont apparues avec la web.
À noter dans la revue des villes No City guide, une fonctionnalité novatrice, qui annonce la durée approximative du temps de lecture de chaque article de la revue.
L’œuvre collective est l’avenir du livre numérique : un livre numérique s’écrit à plusieurs. L’individualité de celui qui crée se trouve renforcée par le projet collectif dans lequel il s’inscrit, s’intègre, trouve sa place, et c’est par cette association, cette collaboration, ce partage, que l’écrivain trouve l’opportunité de se dépasser et de créer une œuvre que seul il n’aurait pas eu les mêmes moyens (économiques, techniques, structurels) de concevoir et dont le lecteur est au final lui aussi l’un des auteurs.
Deuxième temps :
La forme d’un livre change plus vite hélas ! que le coeur d’un mortel.
Toujours écrit dans la tension du quotidien, l’attention de ce qui s’écrit en public, avant c’était sur des cahiers d’écoliers, en cours je ne prenais pas de notes, j’écrivais dans des cahiers à grands carreaux, ou dans les marges des livres que je lisais avec passion. Me souviens l’étonnement en découvrant dans la bibliothèque de la banlieue parisienne dans laquelle j’empruntais la vingtaine d’ouvrages hebdomadaires, que l’ensemble des cartes de prêt des quatre membres de notre famille me permettait d’emprunter et de rapporter chez moi, une exposition consacrée aux écrits dans la marge, dans une vitrine qui contenait pour l’essentiel des ouvrages que j’avais lus et annotés. On me voyait écrire, cela intriguait et souvent on me demandait ce que je faisais, si j’étais écrivain. Le statut social de l’écrivain, cela veut dire romancier dans l’esprit des gens. Je ne suis pas romancier. Je ne suis même pas écrivain. Je suis curieux.
Le blog a été pour moi le support d’expression le plus adapté pour continuer d’écrire tout en changeant radicalement de lieu d’écriture. J’ai continué d’écrire avec la même régularité, incluant dans mes textes, comme je l’avais fait jusqu’alors dans mes cahiers d’écoliers, les images, les sons, les films, les citations que je trouvais et que je voulais garder, ou sur lesquelles je souhaitais travailler en les transformant. Le passage au site a été un grand changement pour moi, une évolution majeure. Ce que j’écrivais est devenu plus dense, les textes plus longs (moins poétique et dans un travail uniquement sur la langue, mais en s’ouvrant plus nettement au récit, à la réflexion) et l’aspect biographique, sous la forme du journal, a lentement disparu. J’écris quotidiennement, mais désormais je ne publie plus tous les jours. J’ai cherché à créer d’autres relations entre mes textes, les lier les uns aux autres par rapport à un projet, une dynamique plus vaste, s’inscrivant dans une durée et une dimension élargie.
Ce qui m’attire c’est ce qu’il y a entre les textes, ce qui s’écrit en marge. Dans la durée.
Troisième mouvement :
« Le web est le lieu du temps réel : les actions n’ont de sens que dans le flux continu dans lequel elles se produisent. Les actions sur le web se produisent dans le mouvement. Aussi le web n’est-il pas – ou pas principalement – la cristallisation d’une série d’actions mais l’instant réel – le maintenant – du mouvement de l’action. »
Écriture interactive et lecture transversale : éclatement de la continuité temporelle et fonctionnement fragmentaire de la mémoire comme représentation du monde.
Penser un texte sous différentes formes éditoriales (différents espaces de publication, de diffusion adaptée, dans des temps variés).
Écrire avec l’image, le son, et l’interaction : transmédia, hypermédia ? Le numérique implique une hybridité formelle qui s’est considérablement développée depuis l’apparition des premiers livres illustrés.
Dépasser les limites du livre : inventer de nouvelles formes pour raconter des histoires et décrire le monde autrement.
Et si un livre c’était le temps qu’on met à le lire ? se demandait François Bon il y a quelques années sur son site.
La forme d’un livre change plus vite hélas ! que le cœur d’un mortel.
L’exemple des Lignes de désir : projet éditorial multiforme.
Un livre devient un autre livre à chaque fois que nous le lisons. Un livre se réinvente à chaque lecture. Une ville c’est pareille invention, à chaque vision, voyage, chaque parcours la transforme. La trace du parcours, en soi, trajet imaginaire de la ville en mouvements infimes.
L’exemple des ateliers de Sciences Po : Vous êtes ici. Création d’un récit géolocalisé sur carte interactive et diffusé dans l’espace public via QR Code. Et Impressions à la demande : le détournement de Twitter pour écrire un récit collectif. À l’ère du web, le texte s’émancipe de sa forme.
L’outil d’écriture est mon outil de lecture (à moins que cela soit l’inverse) : qu’est-ce que ça change dans ma pratique ?
Pratique d’écriture et de lecture sur iPad.
Cet article est illustré de photographies de l’exposition Les audacieux, place de la bataille de Stalingrad, à Paris dans le 10ème. « Les Audacieux », ce sont ces micro-entrepreneurs pris en photo par l’agence Magnum. En partenariat avec l’Adie, association pionnière de microcrédit en France, l’exposition propose une série de 36 portraits, dont dix Parisiens. Les clichés sont exposés dans 64 boîtes lumineuses transparentes installées à hauteur du visage des visiteurs. Des témoignages sonores de ces hommes et femmes sont également diffusés à travers ces grands cubes. Cette exposition, dans sa forme, est pour moi l’une des pistes que peut prendre le livre aujourd’hui.