Avant l’Escaut : Poésies & prose, 1966-1989, est un recueil de près de 700 pages publié aux éditions L’Atelier Contemporain.
Ce beau volume propose de faire redécouvrir dix livres publiés par Franck Venaille au cours de trois décennies, désormais tous épuisés, certains même introuvables. Franck Venaille, disparu en août 2018, a écrit une quarantaine de livres qui relèvent surtout de la poésie et de l’essai, la publication en 1996 de La descente de l’Escaut a fait de lui l’un des poètes les plus marquants de sa génération.
« L’œuvre de Franck Venaille, écrit Marc Blanchet dans sa préface, est celle d’un artiste dégagé de toute obligation et assignation ; elle avance avec sa propre intempérance, sa propre nécessité. » On retrouve dans les neuf livres qui constituent l’ouvrage, « l’obsession de la chair et de la mort, l’angoisse permanente d’être cet homme qui n’a pas su entièrement se séparer de l’enfant qu’il fut ».
Cette édition critique de Stéphane Cunescu parue aux éditions L’Atelier Contemporain retrace le parcours d’une écriture poétique, qui cherche sa voix à travers le maniement du vers, aussi bien qu’elle s’éprouve dans les expérimentations à partir de la prose : « Vers et proses entremêlés pour la poésie, presque l’inverse pour les ouvrages en prose ». Cette alternance, qui deviendra caractéristique de l’architecture des livres à venir, laisse transparaître l’attrait de Franck Venaille pour les formes poétiques.
L’érotisme affleure à travers les gestes et les scènes du quotidien dans L’Apprenti foudroyé, ainsi que l’évocation constante de Paris, mais surtout dans ces poèmes qui souhaitent affirmer le dépassement de soi, l’apparition de l’enfant blessé et de l’homme en guerre.
« enfance Mon cœur retrouve ton odeur les galoches du garçon pauvre tes sobres folies les craintes et tes passions coupées de sanglots Enfance je suis là oublieuse mémoire nous voici face à face si meurtri, encore si fragile, mon tablier entre les doigts mes larmes sur ma bouche mon cœur trop vaste brisé dans le métro des côtes On était bien tous trois dans notre cuisine Seul dans mon lit sensible j’avais déjà froid j’avais déjà mal et je ne priais pas mon dieu pourtant je vais mourir mon dieu je tomberai comme une bête et mon enfant mon enfant qu’adviendra-t-il de mon enfant si gaie Oublieuse mémoire voici que tu ranimes mon enfance au bouche à bouche de la mort mais je n’ai plus d’agates — » [1]
La déambulation nocturne à travers la ville s’impose dans Noire Barricadenplein tout comme dans La Guerre d’Algérie. Elle s’y développe dans une écriture énergique et heurtée qui tente de restituer des images enfouies à l’intérieur d’un espace mental, notamment celles liées aux traumatismes de l’expérience algérienne. Dans Algeria, publié aux éditions Léo Scheer en 2004, il reprendra en les modifiant, trois de ses livres rédigés dans le souvenir de la guerre d’Algérie à laquelle l’auteur a participé entre 1957 et 1959 : Caballero Hôtel, La Guerre d’Algérie et Jack-to-Jack.
« Donc il attend. Il pose la main sur son épaule malade et il attend. À l’intérieur de lui c’est comme un hôpital avec cet homme en tablier, rouge qui entre deux amputations vient rigoler fumer puis s’en retourne à son petit travail. Il a vu cela. Il a passé des heures sur un brancard dans un couloir. Maintenant il attend. C’est fou comme dans sa tête tout se mélange » [2]
On retrouve dans Pourquoi tu pleures, dis pourquoi tu pleures ? et Caballero Hôtel une écriture poétique disposée en prose, travaillée par des ruptures syntaxiques, des répétitions et autres expérimentations typographiques. L’attirance pour les formes poétiques est également très présent dans Jack-to-Jack, où le travail de la fragmentation, des paragraphes de prose de longueurs variables s’y déclinent.
« Quelque chose arrive. Quelque chose se prépare. On ne sait pas encore quoi. Os en tout cas le pressentaient avant les autres lourds sacs d’organes gonflés remplis débordants de matières. Quelque chose s’insinue. Cela rampe le long des viscères. Les omoplates font front c’est leur nature profonde ! Quelque chose. Qui n’a pas de nom. Qui échappe à la nomination. Les outres pleines se referment. Et dans les trous cela bouillonne. Une chose. Qui nous tient lieu d’amie de camarade amère. Uni peu sauvage. Elle nous éveille. Elle nous réveille. À moins que, l’évoquant, on ne la masculinise. Il serait donc là le marcheur ! Le depuis toujours lové ! Il viendrait une fois encore à son heure. C’est quelque quoi ? Quelque tout et rien. Du cérébral. Une turbulence de la raison. Écoutez ça qui crie et fait l’étoile tragique ! » [3]
Dans La Procession des pénitents comme dans Cavalier cheval, l’écriture en vers s’inscrit dans une alternance avec des poèmes en prose. Dans Opera buffa, à travers l’opéra, l’hybridation du vers et de la prose prend une autre dimension, qui annonce la maîtrise formelle et l’architecture savante des livres à venir.
[1] L’apprenti foudroyé (1969)
[2] La guerre d’Algérie (1978)
[3] Cavalier cheval (1986)