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Sable et solde | 21

Ce stock comme pour ne manquer de rien dans l’avenir.

Dans son texte Un livre blanc, publié chez Fayard, en 2007, Philippe Vasset est parti voir ce qui se cachait dans les zones laissées en blanc, vierges de toutes indications, qui émaillent la carte de la région parisienne. Quel est ce réel que les cartographes n’ont pas su ou voulu représenter ? Philippe Vasset propose un voyage inattendu, fascinant et perecquien dans l’envers des villes et aux limites de la littérature.

J’avais proposé un atelier d’écriture autour de ce thème :

En ville, dans un lieu laissé à l’abandon, repéré au préalable sur une carte et choisi pour son isolement au sein même du tissu urbain, s’attacher à décrire ce que l’on y voit, qui l’on y rencontre, ce que l’on découvre et tous les trajets que l’on suit également pour s’y rendre, en prenant des notes sur un carnet pendant plusieurs semaines, parfois jusqu’au détail près, tout en privilégiant la réflexion sur la carte, les signes et le réel, le jeu de l’imaginaire anticipant ou dressant ses fictions.

Place Henry Frenay, Paris 12ème, samedi 4 août 2012, 9h10

Dans son livre une ville vide, édité par Publie.net dont j’ai parlé récemment sur ce site, Berit Ellingsen consacre un chapitre aux lieux secrets dans la ville, extrait du chapitre 7 :

« Le quai tout là-bas rejoignait l’océan, au bout de la plage qui se courbait le long de la grande baie. Une structure de tétrapodes en béton plantant leurs fondations dans l’écume grise de la mer. Le long remblai sur ses jambes à quatre pieds supportait une dalle de béton plat. Mais jamais on n’avait achevé ni le quai, ni les docks projetés côté est. La ville avait manqué autant d’argent que de la volonté politique d’aller au bout du projet. Le quai et les docks étaient le résidu d’un rêve abandonné de renouveler la ville.

Au bout de la structure inachevée, le bruit de la ville s’affaiblissait pour n’être plus qu’un bourdonnement. Dans la brume pâle, les immeubles de la ville n’étaient plus que des ombres faibles. Sous ses pieds, l’océan grimpait et retombait, cachant et dévoilant les parties basses du béton. Des blocs d’écume jaune, un sac en plastique déchiré et des morceaux d’une corde de nylon vert flottaient sur la surface grise. Les détritus montaient et descendaient selon la respiration de la mer. En haut puis en bas, en haut puis en bas. L’horizon très au loin séparait le gris de l’océan et le gris du ciel.

En cet endroit secret, c’était facile de relâcher les mains, puis les ouvrir très doucement. Il sentait sa respiration et son pouls. »

Pour faire écho à la photographie prise à Marcigny, en Bourgogne, l’année dernière, un an après, jour pour jour, je reviens sur cette belle piste d’atelier d’écriture que nous propose Berit Ellingsen, pour décrire à mon tour quelques lieux secrets de la ville et vous inviter faire de même.

C’est un lieu que je n’ai pas découvert seul. Je ne soupçonnais pas même son existence avant de m’y rendre. J’y suis retourné plusieurs fois depuis, d’abord seul, puis accompagné, transmettant à mon tour l’itinéraire à d’autres comme on l’avait fait pour moi.

À quelques centaines de mètres de la médiathèque de Bagnolet, au milieu des assourdissantes voies rapides de l’échangeur de l’autoroute A3 qui avait été conçu curieusement au départ comme un lieu où il fallait s’arrêter et qui ne devait pas être appréhendé qu’au travers de l’automobile, avec pour but d’amener les gens rentrant dans Paris à prendre leur temps. Mission ratée bien sûr, la voiture est omniprésente dans le secteur, mais il reste paradoxalement l’empreinte de ce désir de transformer l’échangeur non plus comme un espace réservé à l’automobile, mais partagé avec le piéton. La preuve, au milieu des routes qui s’entrecroisent, ce coin de verdure, cette parenthèse isolée.

Sur la pointe de l’île Saint-Etienne à Melun

C’est lié au travail. En marge de l’espace de travail. À cette ville, Melun, dans laquelle je travaille depuis presque vingt ans mais que je ne connais finalement qu’assez peu, mal, effectuant quotidiennement le même trajet, depuis la gare jusqu’à la médiathèque de l’Astrolabe. Pour le projet de Planche-contact, une photographie par jour en 2012, il fallait prendre des photographies à Melun, du coup je sortais de la médiathèque et je mangeais dehors, dans le laps de temps de cette brève sortie, je prenais tout de même le temps de découvrir un lieu sur l’île Saint-Étienne que je n’avais jamais vu auparavant, de cette manière en tout cas, un endroit que je puisse photographier. Je suis revenu plusieurs fois sur la pointe de l’île.

C’est un lieu désolé, les étudiants de l’Université attenante ne poussent jamais jusque aussi loin en période scolaire, préférant venir travailler à l’Astrolabe. La pénétrante, une voie de contournement du centre-­ville qui surplombe à cet endroit l’île Saint-Étienne, pont en béton qui coupe la pointe de l’île par son impressionnante stature grise et forme avec sa circulation constante, une barrière de bruit qui rebute le badaud et le dissuade de pousser plus loin sa flânerie sur les quais pourtant refaits à neuf lors de la construction de la médiathèque en 1994. C’est ce qui rend ce lieu si beau, si agréable à vivre, au charme si particulier. En repli du monde, avec pourtant une si belle vue sur la Seine. Les Cygnes ont bien repéré le calme des lieux qui viennent s’y reproduire. En période de mue, ils perdent une grande partie de leur plumes qui se déposent, tel un tapis de neige, au sol, transformant le paysage printanier en domaine hivernal.

Tout au bout du quai, quelques marches en pierre permettent un accès inédit à l’eau, sans que l’on puisse deviner leur usage si ce n’est celui très poétique d’une invitation au voyage à la Miyazaki.

« Quand Chihiro prend le train toute seule, la fin du film est atteinte. Je ne saurais l’expliquer. Je le sais, c’est tout. Ce n’est pas logique, donc c’est issu de l’inconscient. Je vais vous donner un autre exemple de sa manifestation. Dans Le Voyage de Chihiro, on voit la petite fille monter seule dans un train. Quand on prend pour la première fois un train tout seul, on est envahi par des sentiments d’inquiétude et de solitude. Pour communiquer cette tension par le dessin, on peut utiliser les paysages extérieurs. Mais la plupart des individus, après leur premier trajet en train, ne se souviennent pas des lieux traversés. Aussi, afin de rendre toutes ses impressions, j’ai choisi de ne rien mettre autour du train, de laisser l’horizon vide. Sans m’en rendre compte, j’avais préparer cela, puisque j’avais décidé en amont que la pluie créerait un océan entourant la cité des bains. Au moment où nous avons conçu la séquence du voyage en train, je me suis donc dit "quelle chance, cet océan ; heureusement qu’il n’y a pas de paysage". Dans ces moments-là, je m’aperçois que je travaille de manière inconsciente. Et je l’accepte. »

je voudrais une ville, comme l’écrit si bien Emmanuel Delabranche sur son site.

« je voudrais une ville insulaire je voudrais une ville cernée je voudrais une ville isolée je voudrais une ville aux traces de fer je voudrais une ville lumière je voudrais une ville enseignes et plus rien à vendre derrière je voudrais je voudrais une île pour être clair »

Sur la pointe de l’île Saint-Etienne à Melun

Il y a des lieux cachés dans la ville, les trouver c’est sortir des sentiers battus, se perdre parfois, volontairement ou non, une adresse mal notée sur un bout de papier, un renseignement qu’on entend mal ou que l’on ne comprend pas (combien de fois demandant son chemin on se rend compte qu’on écoute la voix de son vis-à-vis avec distraction qui nous la rend chantante, mais dont on perd toute information au passage, vous tournez à droite et vous êtes arrivés, le mot nous tire de notre léthargie passagère en nous rendant compte qu’on n’a rien écouté, et le parcours se fera donc à l’improviste, temps perdu ou chemin retrouvé).

Il y a des lieux insoupçonnés, mystérieux, lieux qui font peur (à certaines heures personne n’ose y aller), c’est interdit, un panneau nous le rappelle noir sur blanc. Un lourd cadenas entrave la porte métallique, mais d’autres avant nous sont passés par là, forçant le passage et créant un jour, un jeu qui nous permet de nous glisser à travers pour entrer dans ce lieu interdit. Rue d’Alsace, le long des voies de la Gare de l’Est, à Paris dans 10ème arrondissement, ce lieu qui sert de décharge à ciel ouvert, où l’on trouve pêle-mêle, jonchant le sol, canettes de bière, sentant l’urine.

Rue d’Alsace, Gare de l’Est, Paris 10ème

Se sentir chez soi dans un lieu ouvert à tous est si rare. Et chacun a ses raison de s’y sentir bien. Certains préfèrent la foule des grands boulevards là où je ne l’apprécie que muni de mon appareil photo. La ville vide fait battre mon cœur comme avant une rencontre qu’on attend depuis longtemps, un paysage de campagne, une page blanche.

Partir à l’aventure, dans les marges de la ville, ses quartiers en devenir, mis entre parenthèse au fil des chantiers qui les transforme, en modifie le dessin, lent processus d’invention qui implique autant le corps par la marche que l’esprit par la mémoire et la perception des lieux traversés.

Je voudrais une ville vide.

Je voudrais une ville, pour y faire le vide.

Je voudrais une ville vide, pour y vivre et écrire.

Photographie Planche-contact du mardi 24 juillet 2012, 15h20, Rue Saint-Nicolas, Marcigny, Saône-et-Loire.

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