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Sable et solde | 25

Vers le chemin blanc - j’attends le mouvement le plus petit - celui de l’herbe inclinée.

Chaque jour, quel que soit le lieu où je me trouvais, l’état dans lequel j’étais, j’ai cherché à saisir la lumière d’un instant.

La photographie est intéressante pour ce qu’elle est mais aussi pour ce qu’elle ouvre comme interprétation, rencontres, correspondances. Elle est un extraordinaire piège à fantasmes, un tremplin pour l’imagination, la rêverie. Le regardeur y voit des choses qui n’y sont pas. Il faut laisser de la place à cette expérience. Décrire révèle les œuvres, les vraies.

C’est comme aller dans une ville inconnue, se construire une carte mentale de cette ville, puis la confronter à la réalité du terrain, jusqu’à ce que les deux espaces se rejoignent. J’ai décidé de faire pareil avec mes photographies : connecter des espaces, en parcourant l’ensemble de ces images et les images qu’elles nous évoquent (celles d’autres photographes, mais aussi de peintres, ou d’écrivains) et élaborer avec une écriture musicale, poétique et analytique à la fois, un véritable ensemble de micro-fictions qui interroge la puissance imaginaire de ces apparitions.

Le monde de Christina, du peintre américain Andrew Wyeth

Le monde de Christina, sans doute le tableau le plus célèbre du peintre américain Andrew Wyeth né en 1917 en Pennsylvanie, traduit comme souvent ses toiles mélancoliques un grand moment de solitude, de réflexions sur la fragilité et l’évanescence du monde. Cette femme brune, portant une robe rose, allongée dans l’herbe, contemple sa maison en bois en haut de la colline. On ne le voit pas tout de suite, mais c’est une vieille femme. Christina Olson habitait le village de Cushing, dans l’État du Maine. Wyeth y allait souvent en vacances avec son épouse et il peindra de nombreuses fois Christina Olson, son frère Alvaro, et la ferme qu’ils habitaient. Christina était atteinte d’une maladie musculaire, n’avait plus l’usage de ses jambes et préférait se traîner ainsi plutôt que d’utiliser une chaise roulante. Quand Wyeth l’a vue au milieu du champ, elle revenait du petit cimetière situé non loin.

Dans le roman de Marguerite Duras, Le Ravissement de Lol V. Stein, Lol V. Stein épouse Jean Bedford, quitte sa ville natale : S. Tahla. Mère de deux petites filles, elle arrange sa maison dans l’obsession de l’ordre. Quand elle revient à S. Tahla, elle reconnaît dans la rue son amie d’enfance Tatiana Karl, qui parle avec un homme. Lol V. Stein le suit jusqu’à l’Hôtel des Bois. Elle s’installe dans le champ de seigle, en face de l’hôtel, pour observer les moindres détails de la rencontre de Jacques Hold avec Tatiana : « L’idée de ce qu’elle fait ne la traverse pas. Je crois encore que c’est la première fois, qu’elle est là sans idée d’y être, que si on la questionnait elle dirait qu’elle s’y repose. De la fatigue d’être arrivée là. De celle qui va suivre. D’avoir à en repartir. »

« Tatiana Karl, elle, fait remonter plus avant, plus avant même que leur amitié, les origines de cette maladie. Elles étaient là, en Lol V. Stein, couvées, mais retenues d’éclore par la grande affection qui l’avait toujours entourée dans sa famille et puis au collège ensuite. Au collège, dit-elle, et elle n’était pas la seule à le penser, il manquait déjà quelque chose à Lol pour être — elle dit : là. Elle donnait l’impression d’endurer dans un ennui tranquille une personne qu’elle se devait de paraître mais dont elle perdait la mémoire à la moindre occasion. Gloire de douceur mais aussi d’indifférence, découvrait-on très vite, jamais elle n’avait paru souffrir ou être peinée, jamais on ne lui avait vu une larme de jeune fille. Tatiana dit encore que Lol V. Stein était jolie, qu’au collège on se la disputait bien qu’elle vous fuît dans les mains comme l’eau parce que le peu que vous reteniez d’elle valait la peine de l’effort. Lol était drôle, moqueuse impénitente et très fine bien qu’une part d’elle-même eût été toujours en allée loin de vous et de l’instant. Où ? Dans le rêve adolescent ? Non, répond Tatiana, non, on aurait dit dans rien encore, justement, rien. Était-ce le cœur qui n’était pas là ? Tatiana aurait tendance à croire que c’était peut-être en effet le cœur de Lol V. Stein qui n’était pas — elle dit : là — il allait venir sans doute, mais elle, elle ne l’avait pas connu. Oui, il semblait que c’était cette région du sentiment qui, chez Lol, n’était pas pareille. »

Photographie Planche-contact du mercredi 22 août 2012, à 11h30, Avenue des Tamaris, Édenville, en Normandie.

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