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Sable et solde | 30

Avancer entre ce clair et son obscur, entre ce sombre et sa brillance perdue.

« C’est le miroir et c’est le cadavre qui assignent un espace à l’expérience profondément et originairement utopique du corps ; c’est le miroir et c’est le cadavre qui font taire et apaisent et ferment sur une clôture - qui est maintenant pour nous scellée - cette grande rage utopique qui délabre et volatilise à chaque instant notre corps. C’est grâce à eux, c’est grâce au miroir et au cadavre que notre corps n’est pas pure et simple utopie. Or, si l’on songe que l’image du miroir est logée pour nous dans un espace inaccessible, et que nous ne pourrons jamais être là où sera notre cadavre, si l’on songe que le miroir et le cadavre sont eux-mêmes dans un invincible ailleurs, alors on découvre que seules des utopies peuvent refermer sur elles-mêmes et cacher un instant l’utopie profonde et souveraine de notre corps.

Peut-être faudrait-il dire aussi que faire l’amour, c’est sentir son corps se refermer sur soi, c’est enfin exister hors de toute utopie, avec toute sa densité, entre les mains de l’autre. Sous les doigts de l’autre qui vous parcourent, toutes les parts invisibles de votre corps se mettent à exister, contre les lèvres de l’autre les vôtres deviennent sensibles, devant ses yeux mi-clos votre visage acquiert une certitude, il y a un regard enfin pour voir vos paupières fermées. L’amour, lui aussi, comme le miroir et comme la mort, apaise l’utopie de votre corps, il la fait taire, il la calme, il l’enferme comme dans une boîte, il la clôt et il la scelle. C’est pourquoi il est si proche parent de l’illusion du miroir et de la menace de la mort ; et si malgré ces deux figures périlleuses qui l’entourent, on aime tant faire l’amour, c’est parce que dans l’amour le corps est ici. »

Michel Foucault, Le corps utopique, Nouvelles Éditions Lignes, 2009.

Je suis en train de rêver. Alors que je viens de prendre des photographies d’une école que je ne connais pas, quelqu’un s’approche de moi, sans doute la directrice, elle m’explique que je n’ai pas le droit de prendre des photographies des enfants. Je lui réponds que ce sont les fenêtres du bâtiment qui m’attirent, un jeu de lumière à travers les vitres. Mais rien n’y fait, la femme m’explique que je n’ai pas le droit de photographier l’école, elle précise ni les enfants, ni le bâtiment. L’interdiction de prendre en photo m’énerve et je ne comprends pas pourquoi je ne peux pas photographier ce que je souhaite. Se sentir bloqué par une interdiction inexplicable provoque en moi agacement et sentiment d’injustice.

Dans les musées, je n’ai pas le droit. Je ne peux pas photographier n’importe quel bâtiment, qu’il soit historique ou non, l’architecte encore vivant a un droit à l’image, parfois la ville ou la société qui gèrent le bâtiment ou produit l’événement, peuvent m’empêcher de photographier ce que je souhaite. Le principe juridique (Le droit de réaliser, publier, exploiter l’image des biens d’autrui, et ce sans l’autorisation du propriétaire est admis, pourvu que la reproduction et l’exploitation commerciale ne causent pas un préjudice particulier à ce dernier), s’efface devant toutes les exceptions trop nombreuses : Le droit à l’image permet à une personne de s’opposer à l’utilisation, commerciale ou non, de son image, au nom du respect de la vie privée, qui est toutefois contrebalancé par le droit à la liberté d’expression.

Je peux prendre des clichés de la Tour Eiffel, le jour et les diffuser, je ne pourrais pas être poursuivi pour contrefaçon par contre, je ne peux pas entreprendre de faire de même avec des clichés pris la nuit, les éclairages constituent en effet une œuvre protégée. Les feux d’artifice sont également protégés par le droit d’ ;auteur. C’est également le cas pour les meubles, les bijoux, les créations de couture, les chaussures, les coiffures.

Dans la pratique le droit de l’image ressemble à une reproduction du droit d’auteur. Il faut préciser le contexte, le support, la durée, si l’autorisation est donnée gratuitement ou non. Il est prudent de détailler tous les différents modes de reproduction ou de représentation. L’autorisation doit être écrite. S’opposer à être prise en photographie (ou vidéo) et s’ ;opposer à la diffusion de ladite photographie ou vidéo quel que soit le support. Lorsque l’ ;image a été diffusée sur Internet sans l’accord, la personne peut en demander le retrait.

Le droit à l’image c’est l’exclusivité sur son image, m’explique le professeur sentencieux, le simple fait de prendre une photographie donne lieu à une demande d’autorisation sous la présomption d’atteinte à la vie privée. Je voudrais me réveiller de ce mauvais rêve. Je lui réponds que la jurisprudence s’est assouplie. Il est admis désormais que si les personnes photographiées, en groupe sur la voie publique, ne sont pas l’objet principal de l’ ;image, il n’y a pas nécessité de demander les autorisations. Mais si le photographe réalise un focus sur un petit groupe de personnes, que ce groupe devient l’objet principal de l’image et que chacune des personnes est reconnaissable, il faudra obtenir toutes les autorisations. La jurisprudence utilise alors le terme de cadrage restrictif ou individualisation.

Début du chantier de ravalement de l’immeuble du 19 rue Eugène Varlin à Paris 10 en septembre 2013

Je suis réveillé par les bruits du chantier de ravalement de mon immeuble. Je me lève, l’odeur entêtante du produit de décapage utilisé par les ouvriers qui travaillent au ravalement de l’immeuble, me donne mal au cœur. Je referme vite les fenêtres que j’avais ouvertes pour aérer. Dans la matinée, les ouvriers s’affairent, j’entends le martellement de leurs marteaux, le bruit du moteur de leur Kärcher (la façade est abondamment mouillée à l’eau froide de bas en haut pour éviter les traces de salissures) ainsi que leurs voix (le chef de chantier notamment ne leur parle pas, il leur crie d’en bas ses ordres, sans donner l’impression d’être en colère, juste pour couvrir l’infernal bruit du chantier. Ils vont appliquer le produit au pulvérisateur sur les murs de la façade où se trouvent mes fenêtres, puis ils la rinceront longuement en utilisant un jet à haute pression. Ils s’approchent de mes fenêtres et ferment les volets en silence, comme si je n’étais pas là, dans la pièce, en train d’écrire. Je vais baisser alors les volets mécaniques des fenêtres de nos chambres. En un instant, voilà l’appartement plongé dans une étrange et surprenante obscurité, alors qu’il est à peine 11h.

Je ne vois rien, je n’entends plus que des bruits de froissements, de grincements de volets sur lesquels on fait pression, comme lorsqu’il y a du vent, sans doute est-ce pour installer la bâche plastique qu’ils scotchent autour de mes fenêtres pour les isoler du produit qu’ils vont répandre dans la journée, les calfeutrer ? J’entends leurs rires étouffés, des sifflements à peine esquivés, des ordres dont je ne perçois que l’intention jamais le sens précis des mots prononcés, comme des aboiements, des bruits métalliques d’échelles, de passerelles, d’échafaudages sur lesquels on marche en tous sens, et toujours le martellement constant du marteau au loin. Je me sens oppressé, comme enterré vivant, écrivant à la lumière du lampadaire de la salle à manger, la pièce en pleine pénombre.

Il faut que je me réveille de ce mauvais rêve. Il faut que je sorte prendre l’air.

Autoportrait, le lundi 17 septembre 2012, à 11h45, Rue de Malte, Paris 11ème

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