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Au lieu de se souvenir (Semaine 22 à 26)

Chaque mois, un film regroupant l’ensemble des images prises au fil des jours, le mois précédent, et le texte qui s’écrit en creux.

« Une sorte de palimpseste, dans lequel doivent transparaître les traces - ténues mais non déchiffrables - de l’écriture “préalable” ».

Jorge Luis Borges, Fictions


C’est un moment de basculement, de renversement inattendu, tu as l’impression qu’il s’éternise alors qu’il ne ne devrait durer qu’un instant, un instant suspendu où tu te retrouves perdu, dans la ville, dans ce jardin que tu traverses où tout semble soudain si différent du paysage que tu connais, que tu as l’habitude de parcourir, les allées qui traversent le parc en diagonale ne sont plus les mêmes, tu as l’impression d’être ailleurs, transporté tout à coup dans un autre jardin, où les allées sont plus sombres que dans ton souvenir, les bois plus fournis, les troncs noueux des arbres plus rugueux et sombres, les branchages s’entremêlant au sommet comme au sol les arbustes et les ronciers qui en interdisent l’accès, une barrière inédite que tu ne sais pas comment franchir, tu ne sais pas comment t’en sortir, c’est déconcertant cette incertitude qui soudain t’assaille, se hisse en toi pour te dépasser, te submerger et t’engloutir dans une indécision déstabilisante.

Dans le ciel, ce qui bouge n’avance pas, tremble plutôt ou tourne et vibre.
L’horizon s’agite dans une flaque de bleu.
Un point de départ et non d’arrivée.

L’effacement lui-même.
Des disparitions comme celle-là, il y en a eu, il y en aura beaucoup d’autres.
Multiplier les angles d’approche pour avancer un tant soit peu vers ce qui se dérobe.

Cela fait longtemps que j’attendais la publication de Lieux. Je proposais il y a déjà plusieurs années, un atelier autour du projet de Georges Perec. Les douze lieux parisiens qu’il projetait de décrire, chaque mois pendant douze ans, sans parvenir cependant au terme de son projet, le sont de deux manières différentes, de la façon la plus neutre possible et dans un endroit différent du lieu, il s’efforce de décrire le lieux de mémoire, et d’évoquer à son propos tous les souvenirs qui lui viennent.
J’ai eu plusieurs fois de désir de réaliser ce genre de projet, mais ce qui me gênait c’était la crainte de ne pas arriver au bout. L’inachèvement du projet de Perec ne permet pas selon moi de juger pleinement de l’aboutissement du projet, juste d’envisager sa puissance et l’émotion des archives qui se révèlent dans l’accumulation.
Ce journal vidéo s’apparente en quelque sorte au projet des Lieux, mais sans son envergure systématisée, sa planification. Je reviens régulièrement dans les mêmes lieux, pour en vérifier l’évolution, m’y confronter au fil des saisons.
Ce journal du regard dont le titre est une référence au texte de Bernard Noël pour qui le regard « n’est pas qu’un aller et retour, c’est un espace, un espace sensible qui s’emplit du sentiment d’un toucher visuel. »
L’un de mes lieux préférés à Paris est sans aucun doute l’Île Saint-Louis dans laquelle j’ai inscrit le récit des Lignes de désir, mon projet de narration combinatoire géolocalisée, sur laquelle Karen Cayrat, doctorante au Centre de recherche sur les médiation de l’Université de Lorraine, vient d’écrire un article qui me touche par sa justesse, mais me trouble également car, après la réalisation d’un prototype d’application la finalisation de l’application numérique est désormais abandonnée, faute de moyens.

Les heures chaudes de la journée, ombre bleue sur le sol, soleil aveuglant, touffeur du jour. Canicule, le sol est une plaque chauffante, le jour n’en finit pas. Bruit d’une chaise qu’on glisse sur le sol. Fatigue du moindre geste, son inutilité soudaine. L’air chaud et la blancheur du ciel brumeux, la trompeuse profondeur de champ. Lumière estivale.

Nous sommes toute ouïe à l’écoute du jour comme de la nuit et toutes leurs saveurs rassemblées.
Ce sont aussi les bruits, partition en fond de mémoire. Partition où s’accrochent encore des éclats de voix humaines.
Images visuelles et sonores, olfactives encore.
J’avance pour ne pas chanceler. Mon regard se tourne vers l’intérieur, c’est un cheminement, pas à pas, je laisse ma volonté de maîtriser le geste.
L’étrangeté centrale à tout regard. Un scintillement.
Nous lasserons-nous un jour du bleu du ciel ?


LIMINAIRE le 18/03/2024 : un site composé, rédigé et publié par Pierre Ménard avec SPIP depuis 2004. Dépôt légal BNF : ISSN 2267-1153
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