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Au lieu de se souvenir (Semaine 31 à 35)

Chaque mois, un film regroupant l’ensemble des images prises au fil des jours, le mois précédent, et le texte qui s’écrit en creux.

« Une sorte de palimpseste, dans lequel doivent transparaître les traces - ténues mais non déchiffrables - de l’écriture “préalable” ».

Jorge Luis Borges, Fictions


J’avance sans savoir où je vais. Les histoires que je me raconte sont les mêmes que celle qu’enfant j’inventais l’été, sur mon vélo, arpentant les chemins poussiéreux de la campagne. Tout ce qui me passait par la tête m’entête aujourd’hui encore, au rythme du vélo qui avance sur le ruban qui défile devant moi, le long du Canal de l’Ourcq. Ce que je vois compte peu finalement, tout est dans le mouvement, ce défilé d’émotions. Sensation aérienne de glisser sur le paysage, de le traverser sans m’arrêter, ravivant en moi le souvenir de la pellicule entraînée par la roue du projecteur et les images qui scintillaient devant moi. La lumière du jour et ses reflets à la surface de l’eau, rejouent pour moi le même film, enrubanné dans cet élan primitif de l’enfance. Peu importe les images, ce sont les formes et les couleurs qui me ravissent.

C’est un navire à quai qui ne bouge plus depuis longtemps. Sa silhouette demeure imposante. Visible de loin. Le temps laisse ses marques sur lui. Certaines de ses parois ne tiennent plus. On commence à en démonter le sommet pour éviter qu’il s’effondre et qu’il risque de blesser les passants. Les curieux le regardent à distance, avec une émotion qu’ils ne contrôlent pas. Le vent s’engouffre à travers les trous béants de sa large coque. On commence à voir au travers. Ses imposantes voiles blanches claquent au vent, par vagues, leur bruit électrise l’air, toiles à l’air libre devenues inutiles. Le bâtiment se disloque et part en morceau. Dans quelques mois c’est tout l’ensemble qui aura été démantelé, pièce par pièce, brique par brique, les toitures métalliques sciées, tronçonnées, débitées en petit bout à recycler. Les travaux de démolition des locaux des Halles Pouchard, fabricant de tubes en acier à Pantin pendant plus de 70 ans, battent son plein.

La ville a réussi sa transformation pour les Jeux Olympiques. Les craintes par rapport à l’engouement du public, à sa sécurité, ont été balayées, même s’il paraît évident qu’un tel événement planétaire (dont on peut apprécier la dimension sportive (si on met de côté le nationalisme que de telles épreuves exacerbe immanquablement) et le brassage des populations) ne peut faire oublier les dépenses déplacées, le tourisme de masse, l’impact écologique désastreux malgré les efforts de façade. Rien ne peut plus les justifier à notre époque.

Il y a des lieux qui ouvrent en ville des portes sur l’ailleurs. En y pénétrant on se retrouve soudain transporté dans une autre ville. On entre dans un jardin dissimulé derrière l’ancienne Mairie de Bastia. Un immense caoutchouc le recouvre de l’ombre de son épaisse voûte végétale. On retrouve dans cet arbre la majesté des ficus magnolioïdes aux racines tabulaires du Jardin botanique de Palerme.

Le jardin Romieu construit en espalier sur les contreforts de la Citadelle, serpente jusqu’au Vieux-Port, son passage ombragé sous les arbres laisse apparaître la mer. Les silhouettes des anciens pins parasols, sculptés par le vent du large, se détachent dans la lumière. Impossible de venir à Bastia sans emprunter ce passage. Souvenir de l’oncle de Caroline qui s’y réfugiait pour peindre sur le motif. Le jardin fermera quelques jours avant notre départ, un des arbres menaçant de s’effondrer. Je ne peux m’empêcher d’y voir un signe.

Monter au village, en Corse, tous les dimanches, c’est une vieille tradition. Pendant la période d’isolement du Covid, de nombreuses personnes sur l’île ont préféré remonter vivre dans leur village, plutôt qu’en ville. Les restrictions y étaient moins difficiles à vivre en pleine nature qu’en milieu urbain. De nombreux villages, désertés par les plus jeunes, retrouvent aujourd’hui de l’allant. Ce que nous confirme le responsable du nouveau restaurant qui a ouvert sur la place du village de Campile, au cœur de la Castagniccia. Dans le cimetière, en contrebas de l’église, je marche un peu en retrait derrière Caroline et son frère à la recherche de la tombe de leur grand-mère Pauline. C’est ainsi que je retrouve le tombeau à l’ombre duquel elle est enterrée. À distance.


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