Séparé du monde, et sans nulle rupture cependant.
Marcello Vitali Rosati, Professeur adjoint de Littérature et culture numérique de l’Université de Montréal, mène sur son site Navigations, une expérience d’écriture quotidienne à laquelle je suis sensible, pour de nombreuses raisons, à la fois formelles (une longueur journalière du texte de 1000 caractères, qui est proche des 1001 caractères des Lignes de désir) et temporelles (un texte par jour posté) entre autres.
Dans deux de ses plus récentes publications, il réfléchit à l’acte d’écrire.
Dans le premier texte, Promesses il évoque sa difficulté à écrire, ne croyant plus à la nécessité de son écriture, ni à sa valeur.
« Je ne suis pas capable d’écrire. Enfant, j’imaginais le plaisir d’un geste naturel, spontané : à la terrasse d’un café, ou dans le séjour d’un chalet, devant la cheminée ou affaissé dans un fauteuil, les mots viendraient tout seuls et je jouirais de ma créativité. Cette image me poursuit – c’est ce que je continue à rechercher sans jamais atteindre rien de semblable. Pour me mettre à écrire, j’ai besoin de chercher une motivation assez forte – je ne crois plus à la nécessité de mon écriture, ni à sa valeur. »
Et si Marcello Vitali Rosati parvient finalement à écrire, c’est, nous dit-il, par une organisation quotidienne.
Je fais souvent le même constat, avec l’impression que plus jeune je me posais moins de questions. J’écrivais sans réfléchir, notais tout dans mes cahiers, puis je suis passé au blog, à l’écriture au quotidien, dans sa dimension numérique. Et finalement, aujourd’hui ce qui compte c’est ce que j’écris sur mon site, que cela prenne la forme d’un projet au long cours, work in progress, ou de textes plus circonstanciels, gestes d’humeurs ou réflexion sur le temps (comme dans cette série Sable et solde).
« Je n’ai jamais rien à dire – je sais seulement qu’il faut que je dise quelque chose. Je n’ai pas assez de force – mais je m’interdis d’abandonner. J’écris parce que j’ai promis d’écrire, c’est cette promesse publique qui m’oblige. Finalement, toute cette histoire naît d’une promesse, elle est produite par cette promesse. Son rythme, sa longueur, son contenu, sa forme : je n’ai rien établi ni créé, tout s’est imposé. »
Pour moi, ce n’est pas tant une question de promesse que d’attente, de désir, qui prendrait la forme d’une demande, d’une commande. Sans elles, je ne ressens pas la nécessité intérieure d’écrire. Pas de message à faire passer, pas de trauma à guérir, pas de dialogue à renouer, juste le désir de nommer le monde, de lui appartenir, comme l’écrit si bien Arnaud, de créer des liens, d’établir des ponts (entre les choses, les événements, les personnes et leur travail), de voir les choses autrement, d’écrire dans la marge.
Il peut m’arriver de ne pas écrire pendant plusieurs jours, et puis après deux trois jours d’abstinence, j’y retourne, pour combler un manque dont je ne connais pas l’origine. J’ai lancé plusieurs projets d’écriture que j’ai abandonné ou laissé en jachère, car je ne sens pas chez les autres l’intérêt qui pourrait relancer le mien (non pas que ces projets ne soient pas intéressants, je ne le crois pas, mais personne n’en demande une suite. C’est sans doute une banalité de dire cela, mais si personne ne me demande d’écrire je n’écris pas. Par contre, et je m’en suis aperçu récemment avec les ateliers d’écriture estivaux lancés par François Bon, je retrouve dans la contrainte de l’atelier que j’ai pourtant moi-même beaucoup pratiqué en tant qu’animateur, l’aiguillon nécéssaire qui pique ma curiosité, qui ravive mon envie, qui m’engage à travailler plus intensément et dans un cadre précis, dans un environnement d’autres auteurs que j’ai plaisir à lire et auquel je me confronte (chacun son univers, ses lieux d’écriture, son histoire, son parcours et sa manière d’appréhender les exercices proposés par François, qui ne sont pas vraiment des exercices, et c’est justement ce qui m’a attiré dans cette initiative, tenter de mener un projet d’écriture personnel, un récit, une fiction, dans un environnement collectif, un cadre temporel régulier, à partir de pistes d’écriture variées.
En élaborant mes 365 ateliers d’écriture, en expérimentant lors de plusieurs ateliers collectifs, leur pertinence et leur cohésion, j’avais le sentiment qu’il était possible d’écrire une fiction, en mutualisant plusieurs de ces ateliers (ce que j’ai tenté avec les ateliers menés à Sciences Po depuis trois ans notamment).
Dans le second texte, Écrire et écrits, Marcello évoque « la pureté idéale du moment avant l’écriture, quand tout est encore à faire, quand rien n’a encore caractérisé le récit, quand tous les livres sont possibles. »
Pour moi c’est le moment du projet, de la réflexion. Pas forcément autour d’un livre, j’ai dépassé le besoin de cette forme close, et le site me convient parfaitement pour tout ce qui ne concerne que l’écriture.
« L’objectif de tout écrivain est de prolonger le plus longtemps possible cette potentialité absolue. Prolonger à l’infini le moment où les muscles des doigts se contractent pour faire quelque chose, pour laisser une trace. Arrêter le temps, arrêter l’instant – du bist so schön. »
« Une œuvre donc, ce serait un objet clos, écrit Arnaud Maïsetti, achevé, une totalité organique qui fonctionne pour elle-même, produite par un auteur qui en est la centralité et la fin, auteur qui est dépositaire de son sens, de sa clôture transcendante.
Or, ce qu’on lit, en ligne, dans cette écriture journalière, c’est terme à terme le contraire de l’œuvre, ce qu’on lit en ligne est produit contre l’idée même de la totalité et de la clôture, de la paternité unique, de la transcendance du geste d’écrire : ce que produit ce que je nomme Journal, c’est une écriture donc au jour le jour, qui s’écrit dans l’ignorance de sa centralité et de sa fin, dans l’élaboration sans fin d’un texte fragmentaire, ouvert, creuset d’écritures autres peut-être, d’une plasticité faite d’image, de sons, de vidéos… dont l’interruption est son mouvement, mouvement d’écriture et de lecture, d’autant plus complexe et ouvert que le lecteur n’est pas invité pour la saisir à lire l’ensemble des textes ni n’a nécessairement besoin de de lire tous les jours pour s’en déclarer lecteur. »
Les mots de Marcello me trottent dans la tête : « Je suis l’écrivain de tous les textes possibles. »
Difficile de ne pas penser à Joubert qui ne publia jamais rien si ce n’est quelques articles, comme des erreurs de jeunesse.
« Le vrai écrivain n’a jamais rien écrit » conclut Marcello.
L’inachevé est-il incompatible avec l’idée de publication ? Les pensées sont une expression en voie d’élaboration constante, au-delà de leur forme, elles méritent d’être saisies aux diverses étapes de leur gestation. Au fil du temps. Mais il est indispensable de leur donner une forme et de les publier, et c’est dans ce mouvement là, d’écriture et de lecture, ce va-et-vient créatif, que le texte s’élabore, et permet de mettre à jour, de révéler par fragments successifs, façon puzzle, une pensée sous forme d’épiphanie.