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Sable et solde | 4

J’ai vu la fin du monde se produire sous mes yeux.

Un geste anodin, celle d’un anonyme, dans la rue attendant son bus, rue des Saint-Pères à Paris. Un vieil homme, cheveux gris, l’œil vif, une moue expectative, vêtu d’un élégant et long manteau beige bien chaud, il est descendu du trottoir, d’un petit pas, l’air inquiet, médusé, dans l’impatience de ne voir aucun bus venir depuis quelques minutes déjà, d’ailleurs au moment où il fait ce pas en avant, et s’avance vers la rue, téméraire, pas une voiture à l’horizon. Sans doute le résultat de vases-communicants d’un feu rouge sur le pont du Carrousel et le quai Malaquais, réglant métronome la circulation. Le vieil homme se baisse légèrement en avant pour regarder le bout de la rue, les bras croisés dans le dos, la tête légèrement voûtée.

J’écris ces textes sans but précis si ce n’est me libérer en retrouvant un rythme régulier d’écriture, sur des sujets personnels, des choses que je vois, prends en photo ou voudrait prendre en photo, une manière d’arrêter le temps, de prendre le temps d’écrire sur ce qui m’arrive et que que je laisse passer par manque de temps, d’intérêt, désinvolture ou paresse. Mais c’est justement parce que je passe du temps à les écrire, à tenter d’en comprendre le sens, que cela signifie quelque chose pour moi. Retrouver mon envie d’écrire en retrouvant les sujets qui me sont chers. Ce qui m’intrigue, m’irrite, ce qui m’obsède, et surprise et joie de sentir l’écho de ces textes sur mes proches, retour qui rassérène, avec des moments vécus par eux aussi, une forme d’universalité de phénomènes qu’on croyait banals, intimes et circonscrits à notre vécu.

Je retrouve une écriture dont je m’étais éloigné.

C’est le cadre que j’accroche en premier lieu. Ce qui s’y passe attire mon regard. La diagonale de la rue qui fuit jusqu’à la scène, à cet instant précis dégagée de tout véhicule, un passant seul entre dans le cadre qui pourrait perturber la scène, mais il s’arrête heureusement pour vérifier sa montre je crois. Il reste au loin et ne vient pas brouiller mon cadre, le distraire. Le vieil homme qui attire mon regard, ces va-et-vient hésitants entre trottoir et rue, ombre et lumière. Le fond de l’image avec ses aplats variés créant un rythme abstrait qui attire la lumière rasante, comme un rideau de scène. D’ailleurs le mur de l’immeuble, juste derrière l’homme semble factice, une porte dérobée cachant sans doute une porte de garage, qui suit les reliefs et les secrets des moulures de la pierre de taille pour mieux disparaître, s’effacer. Et puis le caractère du vieil homme, personnage principal de la photographie, point focal de mon objectif. Son allure, sa stature, ses mouvements, son activité. Sa personnalité.

Sur la première photo que je prends, le vieil homme paraît tout petit piéton au pied de l’immeuble. Il se tient droit, dans l’ombre de l’immeuble, mais il a mis un pied sur la route, et sa silhouette se détache, dans la lumière du soleil. Sur le sol, les zigzags de la signalisation au sol, peints en jaune sur la route pour indiquer l’interdiction de stationner à cet endroit de la rue.

Je m’approche de lui, juste avant qu’il remonte sur le trottoir en reculant, et je prends la deuxième photo à l’aveugle. De la même façon, chez moi, au moment de retravailler l’image, je cadre à nouveau pour retrouver la scène que j’ai vue quelques heures plus tôt dans la rue. La perspective du départ, l’immeuble qui se profile jusqu’à la Seine, disparaît, pour se concentrer sur le vieil homme, ce qui compte c’est lui, je le sens, et comme lui toute à l’heure dans la rue, j’avance et je recule dans l’image, valse-hésitation. Je cadre plus près encore jusqu’à éliminer l’autre homme qui s’approchait de lui sur le même trottoir, pour ne pas distraire notre regard. Le vieil homme doit être au cœur de la photographie. L’impression de solitude ressentie (même avec les autres passants), il faut la restituer en insistant sur la solitude du vieil homme qui attend son bus, et qui, impatient vient de faire un pas sur la route. Hésite.

Une photographie c’est une histoire qui s’écrit au fil du temps.

Prendre en photo un paysage, contrairement à ce que nous croyons, c’est le contempler. Photographier est bien entendu une manière de voir. Tenter de s’approprier le monde à travers chacun des gestes qui nous le permettent.

Nous croyons à l’objectivité de nos perceptions et de nos souvenirs. Mais nos attentes et nos désirs modifient constamment notre perception du monde. Nous ne voyons pas le monde tel qu’il est. La photographie est toute entière au service de cette illusion de miroir du monde.

La photographie ne se fabrique pas au moment de la prise de vue. C’est une affaire de cadrage et de retouches.

En prenant ma photographie j’arrête le temps, mais je sais ce n’est pas un arrêt définitif, rien de sacré, de gelé dans cette image, c’est un temps suspendu comme lorsque je ferme les yeux, l’espace d’un instant, un clignement de paupière, cette courte fermeture au noir c’est une façon d’ouvrir les yeux, de voir enfin ce qui m’entoure.

Et je retrouve cette compréhension en travaillant chez moi sur cette photographie, prise sur le vif, avec l’impression d’avoir vécu cette rencontre trop rapidement, je marchais et j’ai pris cette photographie sans vraiment m’arrêter, dans le mouvement. Les sensations et les émotions ressenties sur place n’ont pas eu le temps de se développer en moi pour que je puisse suffisamment m’y reconnaître et les nommer, prendre le temps de les assimiler. De les comprendre.

C’est une pensée que je dois développer...

Photographie Planche-contact du dimanche 25 mars 2012 : Café “A la bière”, Avenue Mathurin Moreau, Paris 19ème.

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