Pendant l’attente, penser à autre chose qui déjà se construit.
Prévoir un itinéraire précis dans Paris dessiné sur une carte, tout en imaginant pouvoir prendre des photos du parcours et d’autres en marge. Commencer à marcher dans la rue en suivant le chemin sur la carte, en se pensant à l’ennui auquel on s’expose à planifier ainsi son circuit. Surtout si ce chemin, dans la première partie de l’excursion, est une flânerie sur les traces de laquelle on est déjà venu plusieurs fois.
Tenir bon en espérant que les parties du parcours moins connues, parfois même jamais empruntées, réserveront leurs surprises et déviations. Parvenir au début de la rue des Saints-Pères (à Paris leur numérotation est élaborée à partir de la Seine), au croisement du quai Malaquais.
Tomber nez à nez avec Woody Allen qui se promène en ville accompagné par un homme de son âge, une jeune femme asiatique et deux de ses amies. Ils avancent d’un pas soutenu sur le quai, longeant les galeries d’art ancien, dans le brouhaha et l’anonymat de l’intense circulation.
Je suis surpris, mais aucun doute c’est bien lui, je le suis sur quelques mètres, sans réfléchir, oubliant un instant l’itinéraire prévu. Je n’imagine pas lui courir après pour lui parler, mais le prendre en photo, oui. Je traverse la rue malgré le trafic, et le photographie. À distance de l’autre côté de la rue qui s’élargit à cet endroit, je l’aperçois avec difficulté, par intermittence selon le flot de voitures. Je prends des photographies en rafale tout en traversant la rue pour me rapprocher de lui qui s’est arrêté devant la vitrine d’une galerie. Dans l’excitation, c’est à peine si je regarde avant de traverser, mon regard focalisé sur mon objectif dont j’essaye de capter l’image. Invisible, personne ne me remarque, ni les voitures, ni les passants, ni Woody Allen et ceux qui l’accompagnent. Dans la peau du paparazzi.
Je reprends enfin mon chemin, retrouve mon itinéraire. Je traverse la rue pour rejoindre le Pont du Carrousel. Pas de voiture à cet endroit. Sur la place du Carrousel, le trottoir est empli de touristes, les uns se dirigent vers le jardin des Tuileries, les autres vers le Louvre. De nombreux touristes se photographient devant l’arc de triomphe du Carrousel, ou à l’opposé, dans la perspective de la Pyramide du Louvre.
J’avance dans le récit à pas lent, celui de la marche, que je tente de décrire en prenant le temps de me souvenir de tout ce que j’y ai vu.
J’avance dans la phrase au même rythme pour ralentir sa progression, me permettre de revoir le périple en détail, avec un regard méticuleux.
Pendant de longues minutes je traverse la place, passe devant les objectifs de tous ces touristes de passage se photographiant et je sens leur présence, supporte leurs regards insistants, évite en vain leurs flèches invisibles. J’essaye de les éviter en tout cas, ne pas entrer dans le champ de leurs photographies, leur faire rater leur photo en y apparaissant subrepticement, forme floue, fugace, silhouette masquant l’image d’une tâche indélébile. Passage oblitérant, fantôme amorphe, aveuglant. J’entends quelques soupirs dans mon dos, des agacements passagers en langue étrangère. Je viens d’être pris au piège, de tomber dans le panneau. Une ombre au tableau. Je presse le pas pour y échapper comme une vedette qui tente de fuir le paparazzi qui lui court après, le chassant comme un gibier, dans l’espoir d’une photographie en situation.
Parcours de la rue des Saints-Pères au Sacré Cœur :
Promenade pour audioguide
Regarder n’est pas une façon de perdre son temps. Photographier est une manière de voir.
Je sais bien que la plupart de ces photographes amateurs, quand ils prennent ce paysage en photo, cela ne les empêche pas de l’observer, de le contempler, malgré ce que l’on veut croire et que l’on répète à loisir. La prise de vue donne à l’événement que nous vivons un caractère exceptionnel ainsi qu’une place privilégiée dans le paysage et l’événement. Un lien fort avec ce lieu.
Je ne verrais jamais cette photographie qui a été prise de moi ce jour-là par mégarde. Mais tout ne se juge pas, en photographie, à l’aune de cette image, de cette prise. Combien de photographies restent désormais dans nos disques durs ou nos cartes mémoires, dans les archives de notre ordinateur, reproduisant ce que nous faisions déjà massivement, lorsque nous ne faisions développer qu’une infime partie de nos clichés.
Un parcours que l’on pensait tout tracé peut réserver des surprises, et nous faire changer brusquement d’itinéraire. Prendre une photo, sans même besoin de l’avoir matériellement sous les yeux pour la contempler, peut nous permettre de voir autrement le monde qui nous entoure.
Tel est pris qui croyait prendre.