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Contacts successifs #72

Entre deux nuages

Difficile à contrôler, ça n’arrive jamais à l’instant prévu, à l’endroit qu’on imagine. C’est désarçonnant. Premières marches de l’escalier en colimaçon, dans une sculpture monumentale de plusieurs étages (sculpture symphonique de Gabriel Loire, entièrement incrustée de vitraux colorés). On monte sans prendre garde à la hauteur du bâtiment, pressé à la fois par les visiteurs devant et derrière nous, et par l’irrépressible désir de prendre des photographies de cette œuvre à la fois sonore et lumineuse. C’est au moment de changer d’appareil de prise de vues, passer de la photographie à la vidéo, que la sensation se diffuse insidieusement en nous avec une rapidité surprenante. La peur de faire tomber l’objet, mains tremblantes, hésitantes, incertaines, gestes ralentis par le stress, devient sans qu’on ait le temps de s’en douter, la peur de tomber. De la même manière, on grimpe dans la cabine du téléphérique pour rejoindre le lac Ashi en passant par le sommet du Mont Komagatake. Le début de l’ascension se déroule sans problème, la cabine prend doucement de l’altitude. Devant nous, un groupe de Chinois discute allègrement sans prêter attention au paysage, l’air détendu. Le soleil du jour déclinant à l’horizon fait rougir la montagne autour de nous, incendiant la forêt qui la recouvre, avant de survoler la vallée volcanique d’Owakudani, dont les fumerolles de la carrière de souffre commencent à envahir l’habitacle de leur odeur âcre. En cherchant, à droite, à gauche, le meilleur point de vue de ces paysages qui défilent en-dessous de nous, le corps qui se tourne en tous sens, cherchant quoi regarder, perdant l’équilibre, la sensation de vertige monte brusquement et nous saisit là où d’habitude à cet endroit c’est la vue du Mont Fuji qui provoque cette vive émotion. Le corps se crispe, respiration coupée. il faut se ressaisir rapidement, arrêter de bouger et fixer enfin un point de vue unique pour retrouver enfin son assiette.

Tokyo (Shibuya), Japon, 12 octobre 2024

Grandeur nature

Deux musées offrent à Hakone, ville japonaise de montagne située à l’ouest de Tokyo, un rapport différent aux œuvres exposées, en comparaison de ceux qu’on fréquente en Occident. Au Musée en plein air et au Pola Museum of Art, les œuvres en nombre réduit par rapport à la taille des lieux, proposent un parcours thématique qui se prolonge en promenade extérieure, le paysage y fait dialoguer les œuvres entre elles tout en interrogeant notre regard et notre relation au lieu. Si le Musée en plein air se présente avant tout dans une approche ludique de l’art mis en situation dans le paysage, le Pola Museum of Art présente deux temps d’espaces d’exposition distincts. L’un autour d’une exposition temporaire (consacrée lors de notre visite à l’artiste français Philippe Parreno : Places and Spaces). Et l’autre autour d’une sélection d’une quarantaine d’œuvres réparties en deux salles (la première présente des tableaux impressionnistes en regard de pièces contemporaines, tandis que la seconde se concentre sur la figure humaine, offrant au visiteur une galerie de portraits produits entre le 20ème et le 21ème Siècle). Le Nature Trail proposé à l’extérieur du Musée, sillonnant à travers les bois vallonnés qui l’entourent, offre un parcours visuel et sonore remarquable qui vient faire résonner en nous les émotions ressenties un peu plus tôt à l’intérieur du Musée.

La face cachée de la lune

À Honmura, sur l’île de Naoshima, la Minamidera est un bâtiment conçu par l’architecte Tadao Ando, à l’endroit où se trouvait un ancien temple bouddhiste pour accueillir une œuvre de James Turrell : Backside of the Moon. Entrer dans la pièce en suivant le guide japonais à la voix grave. On longe un couloir. La lumière de l’extérieur s’atténue progressivement. L’obscurité est au bout du tunnel. On avance en maintenant sa main droite contre le mur froid et rêche, pour ne pas s’égarer ou se cogner, en suivant la personne devant nous, ne devinant bientôt plus que sa silhouette avant de la voir disparaître tout à fait dans l’obscurité. Les explications du guide nous parviennent tout d’abord en japonais, puis en anglais. Il nous précise la marche à suivre. Les règles du jeu. Une fois arrivés dans la pièce totalement plongée dans le noir, nous nous asseyons tant bien que mal sur un banc contre le mur, à côté du couple de japonais entré en même temps que nous. Le guide nous dit d’attendre là, nous demande d’être patients. Nous allons finir par voir quelque chose dans cette pièce sombre. Une forme lumineuse s’esquisse peu à peu à force de patience. Elle prend une forme rectangulaire dont la lumière vacillante semble poudreuse, fantomatique. Au début elle apparaît, puis disparaît, c’est l’impression que nous avons. Dans l’incertitude de ce que nous vivons, cette expérience inédite. La forme luminescente s’installe finalement devant nos yeux ébahis. Écran de cinéma dont le film est une lumière évanescente qui oscille sous nos yeux dans l’obscurité. Quelques minutes plus tard, dans le plus grand silence, le guide finit par revenir nous informer que désormais nous sommes prêts à nous lever pour arpenter librement l’espace entier de la pièce malgré la pénombre. La lumière n’a pas changé depuis que nous sommes entrés mais c’est comme si nous voyions enfin quelque chose. Il n’y a rien à voir. C’est une expérience de la lumière. Une exploration silencieuse de l’espace. La lente gradation sensorielle et la singularité de notre capacité visuelle. Le soir, après le repas, en sortant pour vérifier si la lune est pleine comme vient de l’annoncer la télévision, nous l’apercevons brillante dans le ciel derrière un voile gris qui rappelle immanquablement l’exposition de cet après-midi.

Paris 10ème, 10 avril 2016

Entre la vie et la mort

Je l’entends qui m’empêche de trouver le sommeil, le rythme régulier de chacun de ses battements viennent troubler mon endormissement. Je n’arrive pas à m’en détacher. Le son de ce tempo encombre la pièce de notre chambre de son inutile martèlement. Je voudrais l’oublier, ne pas y prêter attention, mais c’est plus fort que moi. Le défilement constant, cadencé, des aiguilles de l’horloge envahit l’espace de son tapotement continu qui marque l’Intervalle de temps entre chaque seconde. Je ne pense qu’à ça et soudain, distrait par autre chose, je n’y pense plus. Le son n’a pas disparu mais je ne l’entends plus, je m’en suis détourné, distrait. J’y repense en entrant dans la salle de l’installation Les Archives du Cœur de Christian Boltanski dans le magnifique paysage sauvage de cette plage isolée de l’île de Teshima. Les battements de cœurs qu’on entend en entrant dans l’obscurité de la salle sont extrêmement puissants, semblables à des explosions. Ils résonnent dans tout mon corps comme s’ils allaient me cogner. L’obscurité s’étend dans tout l’espace, amplifiant d’autant plus mon anxiété et ma peur. Une ampoule s’allume et s’éteint de manière synchronisée avec les battements de cœur, elle éclaire faiblement l’espace, absorbée par les miroirs noircis disposés sur les murs. Plus on s’approche de l’ampoule au cœur du dispositif plus le rythme des battements s’accélère et s’emballe. Il faut s’en éloigner pour retrouver un rythme régulier. C’est comme le son de l’aiguille de l’horloge, celle du temps que l’horloge matérialise, il faut s’en abstraire pour que le temps passe sans y penser et s’apaise en nous.


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