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De Gogankhat au Bangladesh à Genikan en Indonésie

« La grande révélation n’était jamais arrivée. En fait, la grande révélation n’arrivait peut-être jamais. C’était plutôt de petits miracles quotidiens, des illuminations, allumettes craquées à l’improviste dans le noir ; en voici une. »

Vers le phare, Virginia Woolf

Gogankhat, Bangladesh : 11:22

La profondeur se cache à la surface. Point de vue inédit. Au rythme des vagues. Tout se mêle dans la confusion de la perspective. À intervalles réguliers, une ouverture s’opère. Ne pas renoncer à son désir, et entrer dans le temps. On cesse soudain de voir le monde comme une juxtaposition de choses séparées, et l’on cherche à relier ce qui est disjoint. L’eau en arrière-plan déforme les perspectives connues des ponts, des avions, des bâtiments et autres montagnes. Mais ici il n’y a ni pont, ni avion. Aucun bâtiment, pas une seule montagne. On entend le ronronnement du moteur du bateau, les clapotis de l’eau sur sa coque, les cris des oiseaux de mer. Partager l’horizon et la lumière. Sérénité et équilibre. Une suite d’émotions, d’échos fugitifs, corps fuyants. Un lien surprenant, inédit, s’établit entre l’eau, la terre et le ciel, en fonction de sa position. On perd souvent son sens de l’orientation dans la mer. Il n’est pas facile de voir ce qui nous entoure. Tout demeure suspendu dans des instants d’incertitude qui laissent une étrange sensation de calme et d’appréhension non résolue.

Bauchi, Nigeria : 06:22

Sur un sol de terre dont chaque rafale de vent soulève la poussière comme un voile indécent, recouvert de feuilles sèches. Une pierre. Une lourde pierre. Sa forme étonnante, arrondie, polie par le temps, lui donne les allures débonnaires d’un ballon allongé. La surface de la pierre est recouverte à certains endroits de minuscules substances parasitaires, de couleur verdâtre ou blanchâtre. Dans les interstices et les crevasses minuscules de la roche, la présence de moisissure. Le corps se baisse pour l’attraper. Les mains la saisissent de part et d’autre, mais avant de la soulever, sans l’avoir soupesée au préalable, ce contact des doigts sur la surface rêche de la pierre suffit, sentant ses anfractuosités se dessiner sous les doigts, la sensation de la prise avant même de lever la masse en l’air, son poids se laisse deviner, lourdeur de la charge. On répète plusieurs fois mentalement le geste pour la faire décoller du sol. Une pause à mi hauteur, épaulé jeté, enchaînement de deux mouvements, l’épaulé et le jeté. Cette pierre donne l’impression de légèreté par la cohésion et l’harmonie de sa forme, sa rondeur, mais elle est trompeuse, la pierre est lourde.

Hong-Kong, Hong Kong : 14:22

C’est la nuit en plein jour. Personne sur le quai de la rame de métro. Les néons clignotent au plafond rendant plus angoissant encore ce lieu sordide et désert. Elle avance d’un pas nonchalant pour tromper sa peur. Elle ramène encore trop de pensées négatives du dehors. Son ombre disparait derrière elle. Le bruit de ses pas résonnent dans l’espace clos, ils se diffractent contre la paroi sombre. Écho monstre. Fracas dingue. La rame est à quai. Son moteur gronde, en embuscade, dans l’attente du départ. Elle remonte le quai. Elle n’ose pas monter dans un wagon vide mais elle redoute également se retrouver seule dans un wagon avec un inconnu à l’affût. Si c’est un homme, elle presse l’allure. Elle souhaiterait s’asseoir à proximité d’un couple, cela la rassurerait. Le wagon est désespéramment inoccupé. Elle parvient au bout du quai. Il va falloir se décider et monter à l’intérieur. Trop fatiguée pour continuer, elle finit par pénétrer dans le seul wagon dont les portières sont ouvertes. Elle s’assoit sur une banquette inconfortable, le plus discrètement possible, invisible. Le train va partir. La sonnerie retentit comme un couperet.

Estes Park, Colorado, États-Unis : 12:22

Il venait de passer d’une chose à l’autre, comme on passe toujours d’une chose à l’autre, sans préparation. Il jouait avec ses petites voitures, les faisait rouler sur les motifs du tapis qui représentait à ses yeux, des routes dans des villes imaginaires. Il ferma les yeux, il murmura le son de voitures roulant à vive allure. Il resta quelques minutes dans cet état second, puis il ouvrit les yeux. C’était un enfant qui aimait s’allonger sur le sable, courir, danser, chanter. Il lançait des cailloux dans l’eau pour faire des ricochets. Il passait des jours entiers à rouler à vélo. En selle, il s’imaginait sur un étalon. Il parlait à voix haute lorsqu’il marchait tout seul. Les voix dans sa tête dialoguaient entre elles. Il se racontait des histoires. Il disait : Les étoiles c’est des morceaux de soleil. Un autre lui demandait : Qu’est-ce que c’est que la lune ? Il lui répondait dans un souffle : C’est quand il fait noir. Le dialogue s’accélérait, les paroles se chevauchaient : Mais qu’est-ce que c’est ? C’est une boule. Elle est grande ? Oui comme le soleil.

Saïda, Algérie : 06:22

Complexité de la relation mère-fille. Un certain mal-être, un sentiment inconfortable. Pudeur et conformisme. La mère interdit à sa fille de se ronger les ongles. Elle sait que cette manie peut être liée au stress, à l’ennui ou à une intense concentration. Elle utilise toutes les méthodes pour l’en dissuader. Mettre du vernis à ongle amer. Un vernis, transparent, très fort, qui laisse un goût en bouche déplaisant. Mâcher un chewing-gum permet d’occuper sa bouche et d’éviter de grignoter ses ongles. Elle l’a aussi incité à adopter une gestuelle de remplacement, par exemple à tripoter ses cheveux ou son stylo. Mais c’est finalement la solution suggérée par une voisine qui a le mieux fonctionné. Mettre un pansement ou se coller les bouts de doigts avec du ruban adhésif sur les ongles rongés, c’est peu esthétique, mais cela évite de les ronger davantage et de risquer une infection. Est-ce un dialogue, une confrontation, un combat ? S’éveiller à l’égard de l’autre et se rendre compte que c’est le regard de l’autre qui peut parfois nous conditionner à faire un choix. Des regards, des gestes, un ressenti.

Sabinov, Slovaquie : 07:22

C’est le début de la journée. Ils ont dormi dehors. Couchés ensemble, l’un contre l’autre. Elle sur le ventre, bras sous la tête en guise d’oreiller, l’autre main sur le torse de son compagnon. Sa main caressait son bras puis s’est arrêtée là. Au rythme de sa respiration. Un corps tout entier pour elle-même. Une curiosité neuve. Lui, sur le dos. Jambes écartées. Les yeux tournés vers elle endormie, le visage paisible. La forme de leur corps, la trace qu’ils laissent dans le champs de blé. Leurs corps enfoncés dans le moelleux d’un matelas naturel. Un signe de leur amour. Soupir. La respiration se déploie. Corps tout contre l’autre. Ses jambes le bloquent, le maintiennent à ses côtés. Elle l’enrobe, l’enlace, cherche à trouver sa forme. Une position de confort. Jeux du hasard. Une respiration commune. Dans le ciel, le bruit d’un avion. Une bourrasque de vent en chasse toute distraction. Le couple est seul sur son île au milieu des champs. Libres. Assez de deux corps pour étreindre le vent fuyant. Elle me donne la force nécessaire. Émotion. Détente. Rayonnement. Et la chaleur lentement qui monte.

Genikan, Indonésie : 12:22

Raclement de gorge. Combinaison infinie des corps. Appel d’air. Rien ne vient. Le silence s’épaissit. Un silence et une solitude toujours aussi intenses. Il m’a parlé de la peur d’avant. Nous ne sommes qu’une projection en trois dimensions d’une surface en deux dimensions. Il ne me parle plus. Les mouvements nerveux de leurs doigts effilés, leurs mains aux veines noueuses. Leurs gestes simultanés qui tentent de communiquer. Comme un membre fantôme. Ce que nous croyons être le réel n’est qu’une illusion. C’est maintenant que je fusionne mes autres moi. Je m’affranchis de leurs limites. Ils s’installent dans le lieu depuis longtemps laissé vide. Ils respirent dans un même souffle, sans même s’en rendre compte. La force de l’habitude. Comme si nous avions une angoisse de la solitude de ce lieu. Quand il n’y aura plus que l’idée de nous. Chacun cherche à échapper à sa solitude, à ses souvenirs, à son passé, à sa folie. Et quelle part d’imaginaire, de cauchemars, de souvenirs ? Si on tord la pensée, on peut tout trahir. C’est à prendre ou à laisser. Le corps, je veux dire.


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