| Accueil
De Yaroslavl en Russie à Jérusalem en Israël

« La grande révélation n’était jamais arrivée. En fait, la grande révélation n’arrivait peut-être jamais. C’était plutôt de petits miracles quotidiens, des illuminations, allumettes craquées à l’improviste dans le noir ; en voici une. »

Vers le phare, Virginia Woolf

Yaroslavl, Russie, 18:25

La journée de travail s’achève. Par un moment de pose. Tout mettre à plat. Les instruments de travail. Les tensions du jour. Au sol. Par terre. Tout nettoyer comme on efface sous le jet d’eau tiède de la douche toutes les scories de la journée. Le corps exténué, engourdi. Tourner la page. Ce n’est pas si facile. Chacun se concentre sur ses mouvements. Ses habitudes. Chorégraphies des gestes dans la fluidité des routines quotidiennes. Tu crois être revenu au lieu d’où tu es parti. Ce matin paraît si loin. Avant de t’effondrer dans un fauteuil de retour à l’appartement, ou sur la chaise de la cuisine, après t’être servi un grand verre de vin, il te reste une mission. Une phase de transition nécessaire. Un sas de décompression salutaire, avant de rentrer chez soi. Penser à autre chose. Passer à autre chose. Les gestes pour finir avant de finir. Renoncer à la clarté pour être diaphane. Comprendre que la profondeur réside à la surface. Et plus tu t’en approches, plus il s’éloigne. Tu finis par dire oui à ce qui vient. Là où la lumière est invisible où tout devient visible.

New York, USA, 0:25

J’ai ressemblé à ça ? Rien n’est moins sûr. Ce n’est ni un constat, ni le symptôme d’un monde qui disparaît, que l’on aurait perdu. C’était mieux avant n’a pas cours ici. Le visage d’un enfant. Cette vieille photographie de l’enfant entre tes doigts. Celui qu’on était, celui qu’on est devenu. Le temps qui sépare et relie paradoxalement ces deux instants. Le portrait a toujours partie liée à la mémoire. Dans la légende grecque, la fille de Butades de Sicyone trace le portrait de l’homme qu’elle aime en détourant son ombre sur le mur pour en garder le souvenir avant son départ à la guerre. Le culte du souvenir des êtres aimés, absents ou défunts. Dans un ultime refuge. Dans l’expression fugitive de ce visage d’enfant, cette ancienne photographie, brille une lumière vacillante, un dernier éclat. L’incomparable beauté de cette image, du souvenir qu’elle révèle et conserve, toute chargée de mélancolie. Ce qui nous sépare de ce qu’on ne sera jamais plus. Et ce qu’on ne saura jamais. L’épaisseur du temps, la volupté de l’instant, l’éternel dans l’éphémère.

Río Marañón, Perou, 10:25

L’origine réelle de mon peuple reste un mystère. Nous nous sommes établis dans une zone beaucoup plus vaste que celle que nous occupons actuellement. Nous n’avons jamais été conquis par les Incas. Les jeunes hommes de notre tribu prenaient traditionnellement des plantes hallucinogènes. On croyait que leurs visions révélaient les âmes des guerriers morts, et si le jeune homme ne montrait aucune crainte, il recevait un pouvoir spirituel. Un homme doté d’une telle puissance spirituelle devait être invulnérable au combat. Ces plantes hallucinogènes étaient également utilisées pour la divination, le diagnostic de maladies, la transformation en animaux ou pour entrer en contact avec ce qui restait invisible à la réalité ordinaire, y compris des visites au temps primordial où les humains et les animaux acquirent leurs formes actuelles. Notre réalité suggère une interprétation d’univers parallèles. Cette plante comme les autres plantes sacrées en facilitaient l’accès. Son importance se reflète dans nos mythes d’origine. Les animaux que nous chassons ne nous fournissent pas seulement la viande : peau, plumes, dents et os sont également utilisés. La chasse a donc un double objectif : les besoins alimentaires et la fabrication d’objets artisanaux, de médicaments utilisés en sorcellerie.

Budapest, Hongrie, 16:25

Tête renversée en arrière, abandon passager, lâcher-prise inédit, temps suspendu, corps détendu, l’esprit ailleurs, relâché. Les yeux fermés, tout se concentre désormais dans l’oreille. Les bruits envahissent peu à peu l’espace du salon. La pièce devient sonore. Je pense que ça pourrait te détendre. C’est assez réconfortant. Un sens de l’audition plus développé que d’autres. Chuchotements de la coiffeuse qui se baisse, sensuelle, poitrine en avant, sourit tout en susurrant à l’oreille ses questions sur la coupe souhaitée, comme un secret, un aveu confessé en toute discrétion. Brossage régulier des cheveux, jet d’eau chaude, shampoing appliqué avec soin, massage du cuir chevelu, rinçage, coups de ciseaux, séchage ébouriffant et glissement chuintant de la brosse à cheveux. Tous ces bruits chuchotent aux oreilles. Une présence rassurante. Il y a plus de neurones dédiés à la perception des sons qu’aux autres sens dans le cerveau. Des ongles galopent sur la toile d’un parapluie, le bruit de la pluie qui tombe sur une fenêtre, le crépitement d’un feu de bois, une voix qui chuchote. C’est une méthode de relaxation sensorielle, qui peut régler les insomnies, le stress ou l’angoisse.

Bastrop, Texas, USA, 9:25

L’odeur de brûlé est encore tenace bien après l’incendie. La forêt en cendre. Tout est calciné. Il ne reste rien de la maison qu’un tas de ruine, débris calcinés, noircis par le feu. Cette odeur âcre de brûlé persiste dans l’air. C’est au passé. Tout est au passé, maintenant. C’est la chambre, notre lit était là. Tu avances avec cette inconnue qui a tout perdu dans les décombres de son ancienne maison. C’était votre livre ? Ça l’était. Et ça, c’était à la tête du lit. Imaginez. Toutes ces choses sont comme des souvenirs. J’ai parfois l’impression de chercher dans mes propres cendres. Ça a brûlé il y a plusieurs mois déjà, mais c’est encore plus dur maintenant. Tu l’aides dans sa recherche. On ne sait jamais avec les miracles. Je pourrais retrouver un papier sous cette cendre. En vain. En s’éloignant de la vieille femme, il mime le geste d’entrer dans une maison détruite, ouvre une porte invisible, s’essuie les pieds sur un paillasson factice. Mon cœur ça sent bon, qu’est-ce que tu prépares ? dit-il, un sanglot dans la voix.

Messine, Sicile, Italie, 16:25

Le seul luxe dont dispose l’homme, c’est le temps. Comme si l’on assistait chaque fois à la naissance d’un nouveau monde. L’appel du large. On ne sait toujours pas d’où il vient. Il nous tourne le dos mais il accepte le dialogue. Mais pourquoi est-ce si difficile de vendre les oranges ? Un homme qui part à la recherche de son enfance, non seulement pour retrouver les lieux et les morts, mais aussi les sensations, les bruits et les odeurs. Les visages rendent d’autant plus attentifs aux images et aux odeurs qu’on devine. Les repas de fèves avec les cardons, le hareng à griller l’hiver, les poivrons l’été. Les râpas avec beaucoup d’huile et de pain. Les fins de mois difficiles où l’on doit se contenter d’escargots avec de la chicorée sauvage. De quoi la réalité se compose, pour faire apparaître diversité et oppositions dans l’unité d’un monde unique. Son incontournable présence, son évidence. Retrouvaille avec le temps où tout n’était que son, le monde qu’un souffle, et donner de ce monde, le sentiment d’une durée infinie comme d’un éternel présent.

Jérusalem, Israël, 17:25

La lumière change d’intensité. Le silence commence par un espacement des temps. Son mouvement s’arrête. Ils viennent de se disputer. L’immobilité de son corps, promesse silencieuse. Ses lèvres sont serrées, elle est pâle. Elle se tourne vers lui. Elle veut l’embrasser. Il se détourne d’elle, de son visage, évite son regard. Elle voudrait qu’il comprenne ce qu’elle ressent, mais elle ne peut plus parler. Tout passe désormais par le visage à nu. Elle s’approche pour le calmer, le ramener à la raison. Elle a peur qu’il entende à la maison. Elle détaille son visage presque enfantin, la douceur de sa joue, sa peau blonde, le bleu de ses yeux, ses modulations les plus secrètes, sa lèvre charnue, le renflement juste en-dessous et l’ombre qu’il abrite. Dans l’espace intime, le désarroi de cet échange. Elle dépose maladroitement un baiser sur sa joue. Pour ne plus voir la distance qui les sépare malgré cette apparente proximité. Dans l’intimité du baiser, son visage se cogne à sa réalité. Il a l’odeur du sable, du sel sur sa peau. Elle lutte contre le vertige. Elle ne voit plus rien.


LIMINAIRE le 19/04/2024 : un site composé, rédigé et publié par Pierre Ménard avec SPIP depuis 2004. Dépôt légal BNF : ISSN 2267-1153
Flux RSS Liminaire - Pierre Ménard sur Publie.net - Administration - contact / @ / liminaire.fr - Facebook - Twitter - Instagram - Youtube