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Du don des nues : des Visages des Figures #15

Aucune ressemblance entre deux visages ne peut rester crédible à l’attention méticuleuse d’un observateur aguerri, le semblable est assez peu répandu dans la nature, les vrais comme les faux jumeaux se ressemblent mais regardez-y de plus près, prenez le temps d’observer leurs visages et vous verrez, avec le temps, comme pour le jeu des sept erreurs, les différences vous apparaître clairement, avec une évidence troublante qui vous fera voir les choses bien différemment autour de vous. Les chiens ne font pas des chats. Les ressemblances génétiques sont parfois frappantes. Cet homme noir que vous croisez tous les jours, dans une foule vous seriez bien en peine de le reconnaître, vous avez une connaissance superficielle de tous les gens de couleur que vous croisez dans la rue. Les asiatiques se ressemblent tous, entendez-vous répéter autour de vous. C’est une forme de racisme larvé bien entendu mais qui montre plus une indifférence de l’autre qu’un rejet de ceux qui ne vous ressemblent pas.

Scottie retrouve Madeleine en croisant Judy Barton

Jamais plus je ne pourrais vivre à nouveau cet émouvant moment si particulier où, dans Vertigo, Scottie joué par James Stewart, retrouve Madeleine en croisant Judy Barton. Cette rencontre fortuite s’opère précisément devant la boutique du fleuriste de San Francisco où lors de sa première filature, il a vu Madeleine acheter son bouquet de fleurs. Je ne sais plus si j’ai reconnu cette femme et compris sur le champs la supercherie. Qui pourrait se résoudre à la disparition de ce qui a été et que tout lui est prétexte à voyager dans le passé ? Il ne veut pas la voir telle qu’elle est, n’accepte pas son vrai visage. Il ne reconnaît en elle que celle qu’il a aimée et va tout faire, malgré les protestations de la jeune femme prise au piège du tour qu’elle lui a joué, dont complice elle se sent coupable et l’attirance qu’elle ressent pour lui. Ils sombrent dans la folie de leur attirance pour le visage d’un monstre qui n’existe plus, fantasme dont il faut recomposer de toutes pièces le fantôme.

Cette femme se coiffe comme toi, la couleur de ses cheveux, lisses comme les tiens, bruns, de même longueur, juste au-dessus des épaules, même si souvent relevés en chignon à la hâte, rappellent les tiens. La couleur des yeux bleu, très clairs, le nez légèrement busqué. La taille fine, poitrine discrète mais ferme, hanches aux formes affirmées. Elle est comédienne comme toi, et vous avez le même âge. La première fois que tu l’as vue, c’était dans une publicité pour un fromage frais, une sympathique crémière qui faisait goûter son produit à tous les habitants d’un village en carton pâte, avec une joie débordante qui cachait mal sa rage rentrée. Froncement de sourcils, bref hochement de tête, tu as ressenti une drôle d’impression que tu n’as pas su définir, mais très vite lorsque tu as pu la voir dans le second rôle d’un téléfilm, où elle interprétait une jeune femme drôle, piquante, c’est son sourire qui t’a troublé, cette femme qui au fond ne te ressemblait pas, allait prendre ta place.

Une apparition sous la lumière verte

Le vertige que Scottie ressent pour Madeleine est physique. On ne peut pas parler de nécrophilie même s’il assume l’idée de faire l’amour avec une disparue, essayant de retrouver à travers Judy l’image vivante de Madeleine qu’il a tant aimée. C’est sa réincarnation qu’il souhaite avoir sous les yeux lorsqu’il persuade Judy de s’habiller et de se coiffer comme elle, afin de faire l’amour avec l’une tout en pensant à l’autre. Il essaie obstinément d’effacer le présent de Judy pour reconstruire la Madeleine du passé dont il est tombé amoureux au premier regard, amoureux non d’une femme en particulier, mais de l’idée d’une femme. Il tente de vaincre, jour après jour, la résistance de cette femme, en passant outre à ses atermoiements et ses craintes. Patient et méthodique travail de destruction/construction de cet homme, de plus en plus obsédé par la transformation de l’infortunée Judy. Sous la lumière verte. Ne plus souffrir du vertige c’est être mort, pense-t-il, ou du moins ne plus aimer.

Pour ceux qui ne sont pas attentifs, ceux qui te regardent sans t’observer vraiment et qui te voient sans t’admirer comme moi, sans cet amour que je te porte, oui cette jeune femme te ressemble. Je comprends leur trouble et leur confusion, mais vos points communs ne sont qu’illusions superficielles. Dès que la jeune femme se met à parler, plus aucun doute, le voile se lève d’un coup, vous n’avez plus rien en commun. Sa voix est nasillarde, haut perchée, électrique, la tienne est plus suave, ronde, calme, même s’il t’arrive, lorsque tu t’emportes ou t’enthousiasmes, à la laisser s’envoler dans des aigus dont tu reviens très vite, des hauteurs qui donnent le vertige, presque surpris toi-même par ce qu’ils réveillent en toi, ce qu’ils révèlent d’une autre identité. Peut-être cette actrice te ressemble-t-elle par sa manière de jouer la comédie ? Cette désinvolture, cet humour débridé. Tout te fait sourire, mais depuis quelques jours, cette ressemblance avec cette femme te pèse, te perturbe.

Tu sens bien, à mesure que la réussite de la jeune comédienne aux traits proches des tiens, apparition dans un film à succès, pièce de théâtre remarquée par la critique, série télé où elle incarne un personnage récurrent de jeune femme égoïste, superficielle, vénale, sûre d’elle et de sa beauté, qui vit au crochet de son amant dont elle admire la beauté comme en miroir de la sienne, et ce rôle qui lui a fait rencontrer un succès d’estime, qui a attiré l’attention du public sur elle, sa personnalité décalée, son parcours hors norme, tu comprends qu’elle est en train de prendre ta place. Je crois que c’est le mot que tu as lâché. Je me souvenais de ce film de Joseph Mankiewicz que tu n’avais pas encore vu, All about Eve, lorsque je t’ai décrit ses personnages doublant le réel comme un vêtement trop léger, le réel n’étant qu’un reflet, j’ai vu ton visage blêmir comme si j’étais précisément en train de raconter l’épreuve que tu traversais, cherchant à devenir femme et non actrice de sa vie.

Face à Face : Eve vs Margo

Dans une scène du film All about Eve, Eve Harrington porte la robe de Margo Channing, à la fin d’une représentation théâtrale pour se regarder avec, s’admirer seule dans un miroir, rêver à sa vie future. Margo la surprend, Eve porte alors la robe entre ses bras pour la lui donner. Mais la façon dont la jeune femme transporte la robe suggère qu’elle tient un cadavre, celui de Margo, l’actrice qu’elle cherche à remplacer, dont elle voudrait prendre la place. Les signes de mise en scène dessinent le parcours d’éviction d’un ego par un autre. C’est également le cas lorsque De Witt, critique théâtral influent, interroge Eve sur son passé à San Francisco : Joseph Mankiewicz filme cette scène sans elle qui se change dans la pièce d’à côte. Elle disparaît un instant de l’écran alors qu’elle est confondue dans son mensonge. Elle perd toute présence, son visage, comme lors de la scène de révélation dans la chambre d’hôtel (De Witt a compris son jeu), puisqu’elle enfouie son visage dans des draps.


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