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Vases communicants

Vases communicants : Emma Reel. En savoir plus sur les Vases communicants et sur mes textes écrits à cette occasion depuis le début de l’opération.

C’est connu, et débattu. Le numérique ne produit rien. Il ne s’agirait que de l’anamnèse du réel, son spectre, son souffle.

C’est connu, le numérique est froid. Il n’est d’ailleurs qu’à entrer dans une salle serveur mal ventilé pour s’en rendre compte, et devoir tomber son pull, voire sa chemise, pour pouvoir ausculter un cluster.

Retour à Melun.

C’est en approchant les planches-contact de Liminaire que j’ai eu envie de parler de Sarah, élève au Lycée Jacques-Amyot de Melun, bachelière 1991. Cette fille-là, elle ne vous parlerait jamais de Melun, d’ailleurs elle n’y avait plus remis les pieds depuis 1997 et le décès de sa mère.

Melun, ça fait court, pour l’univers d’un écrivain. Une ville connue pour son École des Officiers de la Gendarmerie, c’est à peu près tout ce qu’il reste de sa grandeur préfectorale, et, bien sûr quelques rues piétonnes. Plus particulièrement la rue René Puteaux, où un groupe de flûtistes jouait sous la pluie, en 1987, entouré de parents d’élèves stoïques. Sarah était parmi ces élèves, puisqu’à Melun, elle n’a été qu’une élève. Pas une habitante. Comme d’autres, elle venait par le bus scolaire, six heures cinquante retour dix-sept heures quarante par Boissise-le-Roi. Et, c’était une vie absolument aussi ennuyeuse que cette énumération-là, la sueur qui décolorait les fiches Bristol, les larmes des soirées lycéennes qui parfois tournaient mal, la migraine constante, et la Maman qui se faisait soigner pour un cancer des os, à la clinique Saint-Jean. C’était clos et tenace, s’il n’y avait eu la musique pour rendre la respiration.

Qu’est-ce qui fait naître dans la tête d’une jeune fille le désir d’écrire ? Qu’est-ce qui lui fait noter sur ses fiches de début d’année, qu’elle voudrait être journaliste, politologue peut-être, ou philosophe, parce qu’il faudra bien un métier qui paie, puisque Melun est là, pour lui apprendre que l’écriture seule ne suffira pas ?

Il y a des dizaines de cahiers qui s’en souviennent. Un territoire enfermé dans des vieilles valises, des centaines de pages illisibles ou presque. Et des carnets entiers composés dans un mélange d’alphabet grec et russe pour bien s’assurer que personne au grand jamais n’y mettrait le nez. Des pages qui parlent d’amour, de littérature, de cinéma, d’actualité, d’amour encore. Ces pages, sans doute, ne seront jamais numérisées, car leurs harlequinades n’en valent pas la peine. De Melun, elles disent peu, un peu comme si l’adolescence occidentale, se jouait de la même manière, n’importe où. Elles rêvent de discothèques, elles regardent le Mur tomber, elles veulent partir loin, peu importe où d’ailleurs, comme l’Aurore en fugue de Le Clézio, comme Sabina à New York, et dans les bras des poètes disparus.

Il faudrait retrouver les cassettes de David Bowie qui les accompagnait. Never let me down, les romances sucrées de l’absence. Il faudrait savoir ce qu’est devenu le Prof de français, normalien paraît-il donc drôle forcément, le revoir peut-être, et lui dire qu’on se sent soudain un peu désolée d’avoir 40 ans devant lui. Lui confier les pages qu’on lui dédiait, jamais, elles lui étaient dédiées comme elles seraient dédiées à d’autres, comme des ritournelles de Pénélope que la sagesse finirait bien par emporter. Comme l’exergue d’un cahier de 1990 le raconte, encore : « Car si l’être aimé est absent, toujours son visage est près de nous et la douceur de son nom assiège nos oreilles. »

Alors, ce n’est pas David Bowie – c’est de Lucrèce, comme quoi l’adolescence n’a pas que le mauvais goût des come-back échoués.

Qu’est-ce qui reste de Melun, quand on a fui ? Il aurait pu ne rien en rester d’autre que le ressentiment. Mais Google est là pour prouver que la ville a changé. Exit Marinelli le marchand de frigos, exit la petite librairie rue Saint-Jacques, et les consultations d’ophtalmologie dont la bonne élève était bonne cliente.

Reste, le train, direct pour Paris-Gare-de-Lyon Surface. Ce train, qui racontait certains matins d’école buissonnière, qu’on pouvait débarquer dans le Quartier Latin. Qu’on pouvait, toute la journée, tourner des pages près de la rue du Renard, ou traîner à la Hune, et rêver jusqu’à plus soif d’y voir son nom sur les tables.

Les tables n’ont jamais vu le nom. Le train, au fil des ans, a gagné en vitesse et perdu sa passagère.

« Retour à Melun » a été composé et rédigé par Emma Reel en échange du texte « Planche-contact » de Pierre Ménard sur le site Cali, Baby dans le cadre des « vases communicants » de septembre 2012 (3ème année)


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