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Était-ce une Citroën ? je ne sais plus, l’une de ces minuscules voitures (vues d’ici) qui font penser aux boîtes à savon improvisées de mon enfance, qu’on tirait par des ficelles dans les corridors (corridors plus que couloirs oui) de la grande maisonnée paternelle. Au sortir de l’Ardèche, nous allâmes le long d’une route de campagne, nous quittâmes ainsi la Nationale en traçant vers le Sud, choisissant à dessein les allées cahoteuses, les arbres qui parfois étouffaient le bleu du ciel avec leurs cimes recourbées, et ces odeurs de pisse fraîche connues qui saturent l’air que l’on respire en zone très humide. C’était malgré tout la saison sèche, je le savais (selon les statistiques, 3 jours de pluie seulement pour le mois d’août), et la Loire n’était plus à cet endroit qu’un nerveux filet d’eau. Quand enfin nous arrivâmes à nous perdre, car là était notre but, je m’en souviens c’était au commencement du disque de Juliette qui tournait en boucle depuis Paris, irrésistible (c’était la chanson), un festin pour les yeux nous stoppa net au beau milieu de nulle part. Il y avait là ces petites mortes, tout un champ farcit de petites mortes comme en insomnie, des rangs qui semblaient avoir été hachés par le temps, toastés par le soleil, des cous avaient été cassés, des visages ronds sur lesquels n’y voir plus que le deuil procréé jusqu’à l’aveuglement. On aurait dit un lieu de sépulture, un grand mausolée des morts au champ ; on aurait dit le silence en personne. Je sortis de la Citroën, ou était-ce une Twingo de Renault je ne sais plus, mais elle était minuscule, ce qui n’aidait pas à se sentir en paix avec l’endroit : de près, les petites mortes furent un peu plus grandes qu’elle ne nous l’avaient semblé depuis la route, et au final, parmi elles, nous nous accordâmes à dire qu’elles étaient géantes et nous dépassaient facilement d’une tête, et de deux pour la voiture. J’entendis mes sœurs rire à gorges déployées et crier vite, vite, tire la ficelle plus fort Annie ! Elles avaient de grands yeux azur pleins de promesses, je les vis là un instant apparaître dans ces rondelles de tournesols plus en vie qu’elles ne le laissaient paraître. Elles sommeillaient, me dis-je, alors vite, vite BG, vite Alice, laissons ces lieux et reprenons la route ! La mort n’avait pas encore terminé son travail et j’eus sans doute peur de les voir trépasser avec elles. Le soleil nous brûla encore l’échine pendant quelques minutes avant que la Citroën Twingo reprît son air d’aller puis tranquillement, très lentement, elle s’effaça derrière les champs, quittant cette chambre ouverte avec vue sur le silence embaumé.


LIMINAIRE le 18/03/2024 : un site composé, rédigé et publié par Pierre Ménard avec SPIP depuis 2004. Dépôt légal BNF : ISSN 2267-1153
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