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Vases communicants

Vases communicants : Sandra Hinège (Ruelles) En savoir plus sur les Vases communicants et sur mes textes écrits dans ce cadre.

On trouve très peu de vrais garagistes, notre société n’encourage pas ce métier. Il n’existe aucune formation digne de ce nom, aucune voix royale n’y mène, si bien qu’il est convenu de dire que le métier ne s’apprend pas, pour cette simple et bonne raison que le talent ne s’apprend pas. Et il est sans doute heureux qu’aucune école ne conduise tout droit au métier de garagiste, car ce serait alors la ruine certaine de notre profession. Nombre d’individus il est vrai aspirent de nos jours à devenir garagistes, rêvant à la gloire de posséder son propre garage et à la volupté de s’y tenir au chaud. L’attraction croissante que suscite le métier est le reflet tangible de la vigueur de notre discipline mais n’est pas sans poser problème à notre corporation, bien que beaucoup en son sein préfèrent éviter la question, feignant d’ignorer cette réalité. Car les sujets de querelles ne manquent pas dans la corporation, occupant à l’excès les esprits. Chacun de nous consacre un temps incommensurable à redéfinir les principes du métier et à débattre de son évolution, s’opposant continuellement sur la comparaison des anciennes et des nouvelles méthodes de réparation ou sur le bien-fondé de telle ou telle innovation technique, ou encore sur les critères permettant de distinguer les bons des mauvais garagistes. Nul n’ignore en effet qu’un nombre élevé de professionnels disposant de fastueux garages avec pignon sur rue, raflent chaque année la plupart des prix des meilleurs garagistes alors qu’ils sont incapables de changer un joint de culasse ou qu’ils font réaliser les opérations les plus délicates par des jeunes non encore installés ou par de puissants constructeurs, gardant le plus souvent les mains propres pour serrer celles des jurys ou brandir une clé à molette devant les photographes. Pourtant les garagistes, tous ceux dont les noms résonnent à nos oreilles comme le tintement suave d’une pince monseigneur, n’aspirent-ils pas depuis toujours à un art vivant de la réparation ? C’est un grand sujet d’étonnement de voir combien certains garagistes de renom ont aujourd’hui perdu le sens des réalités et ont définitivement renoncé au cambouis. Sitôt leurs titres obtenus, ils se reposent en quelque sorte sur leur établi, leur combinaison fraîchement repassée, hypnotisés par la brillance de leurs outils. On lit parfois avec amusement dans la presse que tel ou tel grand garagiste a décidé de se lancer dans un vaste chantier de réparation. Hélas, beaucoup de ces personnages se bornent à entretenir leur garage et à se soucier principalement du décor, employant l’essentiel de leur journée à s’assurer que tout est en place, que l’ensemble des accessoires est parfaitement huilé, qu’ils disposent du dernier matériel en vue et que les murs et meubles rutilent, dans l’unique but de provoquer chez le passant l’irrésistible désir de pénétrer dans leur atelier. Car ils savent que la clientèle ne demande qu’à admirer les garages bien tenus et éprouvera alors une immense fierté à leur confier leur automobile les yeux fermés et la main au cœur. Ces derniers temps, nombre de bricoleurs se sont mis à proliférer, intervenant dans un coin de rue ou au fond d’une cave. Ils se font appeler par leur prénom. Ils exercent leur besogne clandestinement, n’utilisent pas le matériel recommandé, assemblent le plus souvent les pièces avec des bouts de ficelle, et s’ils font parfois preuve d’astuces inventives, ils ne cherchent pas à faire évoluer fondamentalement le métier dont ils ne possèdent au final qu’une pratique rudimentaire. Ils n’ont à l’évidence pas ce tour de main de virtuose propre à remonter un moteur et faire entendre à tous, quand la machine se remet miraculeusement en marche, cet orchestre fabuleusement accordé, cette délicate et étonnante musique roulante. Les bricoleurs ne font que rêver de cela, car la plupart ne sont au fond que de simples clients exaltés ou de fervents admirateurs de garagistes, singeant leur geste sans parvenir à égaler leur doigté. Ils parviennent néanmoins à s’octroyer une petite clientèle de voisins ou de passionnés de mécanique à qui ils rendent de menus services. Ils constituent une sorte de marché noir du garagisme. Loin de faire sérieusement concurrence à la profession, ils en sont la face misérable, et si certains prétendent ne pas vouloir se faire homologuer comme garagistes, une bonne part nourrit sans nul doute cette ambition. De rares individus y parviennent inopinément, ce qui a pour principal effet d’encourager leurs semblables. Il reste que certains, hautement convaincus de leur savoir-faire, n’hésitent pas à afficher une ferme hostilité à l’égard de la corporation, et même si leur voix n’excède pas pour l’instant la portée du voisinage, nombreux sont les garagistes à réclamer que la corporation se prononce. Or il s’avère que la meilleure stratégie mise en œuvre jusqu’à présent pour limiter ce marché parallèle consiste précisément à ne rien faire, à continuer de les ignorer. Ces derniers temps, des voix s’élèvent au sein de notre corporation pour redonner souffle au métier, des idées inconnues voient le jour, des expressions telles que "garage à ciel ouvert" ou "garagisme volant" bruissent dans les couloirs, et nous pourrions à coup sûr pencher vers ces nouveaux horizons si la profession ne passait son temps à se diviser sur les différentes techniques pour changer un pot d’échappement ou une courroie de distribution, ou bien dans la course à l’élection du meilleur garagiste de l’année.

À lire sur le site de Sandra Hinège, Ruelles, mon texte : Rentré à temps.


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