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En lisant en écrivant : lectures versatiles #69

L’auteure raconte son parcours du combattant pour reprendre son prénom de naissance francisé à sa naturalisation. Elle inscrit cette démarche dans l’histoire de sa famille, Juifs ukrainiens, ayant déjà hérité d’une modification onomastique. Son arrière-grand-père a fui les pogroms pour s’installer en URSS, il a choisi de russiser les prénoms de ses enfants afin de les protéger. Le père de l’auteure a fait de même en francisant son prénom russe. L’histoire ne se répète pas cependant. Pauline redevient Polina. Elle convoque les souvenirs de son transfuge linguistique avec beaucoup de fantaisie et un art de restituer les balbutiements d’une enfant qui découvre une langue inconnue. Un premier roman drôle et engagé sur l’identité et l’intégration, qui dénonce, sur un ton enjoué, l’absurdité à vouloir enfermer une personne dans une culture.

Tenir sa langue, de Polina Panassenko, Éditions de l’Olivier, 2022.


Extrait du texte à écouter sur Anchor




« Dans ma classe, il y a Julie qui a un drapeau du Portugal sur sa trousse et Nihal qui dit qu’à ses dix-huit ans elle part direct en Turquie. Hin hin, je me dis. Tu parles de patriotes. Moi, je suis patriote. Elles, elles parlent et c’est tout. La question me vient d’elle-même, pénible et tenace. En quoi ? En quoi je suis plus patriote que Nihal ou Julie ? La réponse est sur le mur de la salle d’histoire-géo. Frise « Mythologie et Grèce antique ». Ce qu’on observe rapidement chez les Grecs anciens et leurs dieux, c’est qu’ils ne se contentent pas de parler, ils agissent. Ils font des sacrifices, des dons et des offrandes. Prométhée qui se fait bouffer le foie par l’Aigle du Caucase c’est autre chose que le drapeau du Portugal sur une trousse DDP. Voilà, je me dis. Voilà ce qu’il faut faire. Je me dis ça et j’établis un CPHP. CPHP = Code Personnel d’Honneur Patriotique. Il suppose une dévotion totale à la Mère Patrie, il comprend l’interdiction absolue de liaison amoureuse avec un Français et encourage toute action effectuée à la gloire du peuple russe.

Dans la semaine qui suit, mon CPHP est mis à l’épreuve. Il se trouve que j’ai reçu une boulette. Un mot. Jonathan a demandé à Marine de me demander si je voulais sortir avec lui. C’est écrit. Sur l’angle arraché d’une feuille double grands carreaux Marine a dessiné deux carrés. Un avec marqué oui et un avec marqué non. Coche la case. Zoubi.
Jonathan c’est le type qui finit toujours au dernier rang. À la Kolyma comme dirait mon grand-père. À la Kolyma, il roule des bouts de mouchoir qu’il enfonce dans des cartouches vides après les avoir imbibés de salive. Ensuite il lance la cartouche à la verticale, ça se colle au plafond et ça pend comme une ministalactite. Ça, ça a du succès auprès de tout le monde. Filles et garçons viennent voir la galerie de stalactites de Jonathan à la fin du cours. Même ceux qui ont les félicitations du jury. Tout le monde voit dans ce geste l’œuvre d’un libre-penseur. Un électron libre. Ça et le stylo qu’il fait tourner en équilibre sur le côté de son pouce. Et Jonathan veut sortir avec moi. C’est rien de dire que ça me tente. C’est une occasion qui ne se présentera pas deux fois. Je le sais. Et je sais aussi qu’est venue l’heure du sacrifice. C’est maintenant qu’il faut servir le CPHP. C’est maintenant qu’il faut offrir son foie à l’Aigle du Caucase. Je déplie la boulette, je coche non et je renvoie sans me retourner. La boulette me revient. Pkoi ? au stylo violet à paillettes. Je me retourne. Marine écarquille les yeux. Sous-titre : C’est lui qui demande. Je jette un œil au dernier rang. « Lui » est absorbé par l’étude du radiateur. Je reprends la boulette, je réfléchis. J’écris : J’ai un mec en Russie. Et je renvoie.

Été. Datcha. Je mets ma veste pour sortir. J’entends ma grand-mère qui m’appelle par le prénom de ma mère. Une fois. Deux fois. À mi-syllabe de la troisième, elle corrige le tir. C’est que mon grand-père ne doit pas être loin. Ici non plus on ne nomme pas. On ne conjugue pas au passé une phrase qui contient le prénom de ma mère. Sinon ma grand-mère se met à crier. La colère l’envahit, elle dit qu’on lui ment, elle exige qu’on se taise. Alors on se tait mais c’est par sa propre langue que le prénom jaillit. Quand ma grand-mère appelle quelqu’un c’est toujours le prénom de ma mère qui commence par sortir. Alors, à voix basse, mon grand-père la reprend.
Quand j’arrive dans leur chambre, ils sont assis côte à côte sur des chaises en bois cintré. Mon grand-père me fait signe de m’asseoir en face. Il attend que je m’installe, soupire et commence : Polia, si un homme arrive vers toi et dit : « J’ai des chatons dans le coffre de ma voiture, tu veux venir les voir ? » qu’est-ce que tu dois faire ? Partir en courant. Bien. Pourquoi ? Parce qu’il peut mentir, qu’il n’y a pas de chatons et qu’il veut juste m’attirer près de sa voiture pour m’enfermer dans le coffre et m’enlever. Bien. À chaque question, ma grand-mère jette un œil à mon grand-père puis à chaque bonne réponse acquiesce avec enthousiasme. On dirait un duo good cop-bad cop.
Si une femme t’appelle et te dit : « Viens par ici, tu as une tache sur ta veste, je vais la nettoyer avec mon mouchoir », qu’est-ce que tu dois faire ? Partir en courant. Bien. Pourquoi ? Parce que le mouchoir peut être imbibé de chloroforme pour le plaquer sur mon nez, m’endormir, me traîner jusqu’à une voiture garée à proximité et m’enlever. Bien. Et si elle te propose du chocolat ? Pareil. Je pars en courant. Bien. Pourquoi ? Parce que le chocolat peut être drogué pour me faire perdre connaissance, me traîner dans une voiture et m’enlever. Bien. Ma grand-mère acquiesce encore. Elle n’écoute ni les questions ni les réponses mais elle sait reconnaître et saluer un sans-faute.
Mon grand-père me regarde quelques secondes en silence avec un air inquiet et ému. Puis il fait claquer sept petits baisers rapides. Deux séries de trois puis un plus long en point final. Avant qu’il ait terminé, ma grand-mère l’imite.
On dirait qu’ils me bénissent pour la route. Au dernier claquement de bouche, le test est fini. Je peux y aller.
Ma copine Liza m’attend devant le portail du jardin. À la vue du rideau antimouches qui s’entrouvre, elle se décolle du poteau. C’est pas trop tôt. Qu’est-ce que tu foutais ? On se met en route en trottinant.
Notre regroupement de datchas s’appelle la Pravda 1, la Vérité 1. Parce que des Pravda il y en a plusieurs. Dans la nôtre : plus de cent maisons en bois de part et d’autre de quatre chemins de terre. On les traverse rapidement jusqu’au dernier avec les maisons bordées de forêt. Derrière la maison abandonnée coule un ruisseau. Un tronc d’arbre écroulé sert de passerelle. La forêt est sur l’autre rive. Pour la rejoindre, il faut traverser.
En posant le pied sur le pont j’ai un goût métallique dans la bouche. Plus que tout autre endroit, la forêt m’est interdite. Elle est l’habitat naturel du kidnappeur.
Elle est aussi l’endroit qu’a choisi Mitya Outkine pour y retrouver ses amis. Tous ont plus de seize ans. Ou au moins quinze. On le sait. Liza a un grand frère. On dit que Mitya a essayé de se suicider quand Kurt Cobain est mort. Quelque chose en lien avec Nirvana. On ne sait pas exactement qui est Kurt Cobain mais on sait qu’un monde intense et inconnu pour lequel on peut être prêt à mourir existe sans nous. Quelque part dans cette forêt, ce monde prend vie à la tombée du jour.
Je marche derrière Liza sur une bifurcation du sentier des cueilleurs de champignons. On marche en silence. Quand l’éclaircie de la lisière a disparu dans notre dos, une clairière apparaît au loin. C’est là. L’endroit où tout a lieu.
Sur le sol dégarni, deux troncs d’arbres posés en angle droit autour d’un feu éteint. Dans les cendres, les convulsions figées d’une bouteille en plastique ambrée, noircie par la fonte. Tout autour, des mégots, des canettes de bière écrasées, des gobelets en plastique, des bouteilles vides de vodka et de porto 777. Un peu plus loin, un grand paquet de chips déchiré, l’eau de pluie brille dans ses plis argentés. Et tout autour des cartes à jouer orphelines. Sur le neuf de trèfle, une femme nue à l’air étonné et la bouche entrouverte regarde ses seins qui scintillent. Personne autour.
On ne bouge plus, on se tait et on regarde, on essaie de sentir quelque chose. Dans un souffle de vent la clairière s’assombrit, les ombres disparaissent puis se dessinent à nouveau à soleil découvert. On lève les yeux vers les cimes, on écoute les feuilles de tremble qui clignotent dans la lumière filtrante. J’ai envie de m’allonger. Couchée sur le sol, je vois les cimes des arbres et, au-dessus, le bleu. Celui qui suce les yeux.
Je me relève. Liza m’enlève la terre restée accrochée à mon jean. Elle me tapote le dos, les jambes puis elle s’arrête net. Qu’est-ce qu’il y a ? je dis. Tu as vu quelqu’un ? J’ai envie de chier. Maintenant ? T’es sérieuse ? Il faut que je chie, là, tout de suite. Pas le temps de s’éloigner, elle est cul nu, accroupie près d’une fougère. Elle a son rire de raclements de gorge, celui qui ne peut pas s’arrêter. Elle chie et elle rit en même temps. Je ris et je râle, je l’engueule. Je lui tourne autour en cueillant des feuilles de bardane. Tiens, allez, essuie-toi. Si quelqu’un arrive. Liza se relève, remonte son legging, nos regards se posent au même endroit. Au pied de la fougère trône un étron sublime. Parfaitement moulé. Une sorte d’étron témoin. Véritable offrande à nos hôtes fantômes. Pendant que Liza repart en raclements de gorge, je dépose sur sa crotte l’étiquette d’une bouteille de vodka vide trouvée aux alentours : Dobraïa. Ça veut dire Gentille. Nous sommes venues en paix.
On est venues. On a vu. On aimerait bien revenir.
On reprend le sentier en sens inverse. C’est Liza qui le voit en premier. Lunettes de soleil, casquette noire visière avec piercings, magnétophone sous le bras. Mitya Outkine. Arrivé à notre niveau, Mitya ralentit : Qu’est-ce que vous foutez là vous, putain, c’est notre endroit ici. On cueille de la mousse, répond Liza avec un doux sourire. Le reste du trajet se fait en silence. Quand la lisière laisse apparaître les maisons qui bordent le ruisseau, Liza demande Tu trouves que c’est la honte d’avoir dit on cueille de la mousse ? Il faut de nouveau traverser la passerelle. À mi-chemin, j’entends un craquement de branches. Je me retourne pour voir ce que c’est. La forêt disparaît et c’est le noir. »

Tenir sa langue, de Polina Panassenko, Éditions de l’Olivier, 2022.

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