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En lisant en écrivant : lectures versatiles #9

Les récits qui tissent le roman de Frédérique Clémençon, s’assemblent dans une succession de nouvelles liées entre elles par la lumière des lieux, la présence inquiétante d’animaux en bande (oiseaux, méduses) la fragilité ou la force d’un personnage, cousus ensemble comme un patchwork, et finissent par former une grande histoire débordante d’humanité. Tous les personnages du livre se croisent dans un hôpital de province, pas très loin de l’océan. Certains y travaillent, d’autres y souffrent quand certains ne font qu’y passer. C’est là, entre la vie et la mort, à l’endroit où leurs existences se révèlent les plus fragiles, fébriles, évanescentes, mais les plus vibrantes aussi, qu’ils vont se retrouver.

Les méduses, Frédérique Clémençon, Flammarion, 2020.


Extrait du texte à écouter sur Anchor




« Une poussée de fièvre le réveilla dans la nuit – l’odeur aigre de sa sueur le fit grimacer –, le corps des femmes entraperçues lors de leur dernière promenade nocturne lui revint en mémoire, taches blanches surgissant des eaux noires, puis ses larmes quelques semaines auparavant, le vent froid sur ses joues mouillées, il faisait nuit depuis une heure, peut-être deux ; le ronflement saccadé de l’escalator s’enfonçant vers l’esplanade où un groupe d’adolescents faisaient du skate, sa main soudain balayant l’air comme pour chasser une mouche, la vue brouillée, un mal de tête intense comme une lame de couteau fourrageant à l’intérieur du crâne, le bruit mat des skates retombant sur la dalle et entrant dans sa tête comme un oiseau, s’y débattant, coups de griffe.
J’ai des oiseaux dans le crâne, docteur, plein d’oiseaux, lui avait dit un jour David, l’un de ses jeunes patients, et quand les oiseaux sont là les mots dans ma tête s’embrouillent, vous avez déjà vu un vol d’étourneaux ? la façon dont ils crient, dont ils se déplacent, par centaines, comme si une main invisible les poussait, leur donnait cette drôle de forme ?
C’était exactement ça : il avait des oiseaux dans le crâne.
Le retour précipité vers la maison, l’annulation des rendez-vous qu’il avait tenté de maintenir, encore dix, encore cinq, apprendre à dire à ses patients, des enfants, des adolescents, Ce sera désormais le docteur Lévêque qui te suivra, Soukeynatou, Marion, Antoine, Joris, Gosdan, Kevin, les rassurer, il savait combien les liens qui les unissaient étaient fragiles mais il pouvait tout aussi bien affirmer le contraire, passer la main n’était pas simple, il le mesurait maintenant, sois sage ô ma douleur, où avait-il appris ça ? Les oublis, les confusions verbales, les mots perdus, un mot pour un autre, ils en avaient ri jusque-là, Marianne et lui.
Elle n’était pas encore rentrée, il s’était installé devant l’ordinateur, vol Crète, avait acheté deux billets et envoyé dans la foulée un mail à Yannis, ils seraient à Héraklion dans deux jours, arriveraient en fin d’après-midi. Pouvait-il venir les chercher ? Marianne l’avait prévenu : ce pouvait être n’importe quand.
Ces femmes, donc, Pierre Milan les avait observées souvent, les attendait même à chacun de leurs voyages. Leur déambulation lente et grave, dépourvue de la moindre coquetterie, qui les menait de la montagne où elles vivaient aux eaux noires de la mer, des fantômes, les belles veuves, ainsi les appelait-on, et Pierre Milan alors se dit que Marianne aussi serait une belle veuve.
La première fois qu’il les avait vues, il était seul. Le soleil se couchait, il avait eu envie de se dégourdir les jambes. Ils étaient arrivés la veille et Marianne était fatiguée, meurtrie par un procès perdu, une cliente qu’elle n’avait pas su défendre et qu’elle avait expédiée avec ses enfants vers un nouvel enfer : le soir de leur arrivée, elle avait préféré finir avec Yannis la bouteille de kourtaki, parler d’autre chose. Pierre Milan s’était éloigné des habitations, longeant la mer, marchant avec difficulté sur les galets, au milieu d’aigrettes indifférentes – à peine se déportaient-elles de quelques mètres sur son passage –, intrigué par la lumière de ce qui semblait être la flamme d’une torche, une lumière orangée, presque rousse, vacillant au bord de l’eau. Il s’était approché, la torche était coincée entre deux grosses pierres.
Puis il les avait vues : une procession de corps nus, âgés, se dirigeant sans bruit vers l’eau, s’y enfonçant avec lenteur puis nageant à bonne distance les unes des autres, dessinant en surface un ballet aux lignes sûres, calculées, quoique leur logique lui échappât. Elles étaient restées dans l’eau une vingtaine de minutes, peut-être moins, le temps lui avait paru long, suspendu. Quand elles étaient sorties, la femme la plus âgée, qui était aussi la plus petite, s’était avancée la première, les bras le long du corps, s’était dirigée vers le rocher le plus imposant derrière lequel elle avait disparu avec les autres, emportant la torche avec elle, rendant cette portion du rivage à l’obscurité. Tout le temps qu’avait duré cette scène, Pierre Milan les avait regardées sans bouger, osant à peine respirer de peur qu’un bruit léger, un geste trop brusque, ne rompît ce qu’il avait vécu comme un enchantement, une cérémonie secrète surgie du fond des âges, à laquelle il n’avait certes pas été convié mais dont il avait éprouvé sans les comprendre les sortilèges. Il avait compris ce jour-là qu’il mourrait là, sur cette île.
Ce fut Yannis qui lui avait révélé à son retour l’histoire de ces femmes, lui-même, en étranger venu du continent, ne l’ayant apprise de ses voisins qu’au bout de quelques années.
— Les secrets de l’île se méritent, Pierre On racontait donc que, à la fin du XVIIIe siècle, une tempête violente s’était abattue sur la Crète. La mer s’était déchaînée pendant trois jours et trois nuits et, lorsqu’elle s’était calmée, on avait découvert sur le rivage, au lever du jour, les corps de douze pêcheurs et de deux inconnus, deux hommes immenses dont le visage méconnaissable, aux yeux crevés, semblait avoir été brûlé. Des contrebandiers, avait-on dit, dont on avait vengé les crimes. Certains pêcheurs étaient morts noyés, les autres avaient été tués à coups de couteau. Personne n’avait su ce qui s’était passé, et toutes sortes d’histoires avaient couru sur ces assassinats et les liens qui unissaient les pêcheurs aux deux contrebandiers. Les veuves avaient pris l’habitude de se rassembler à la nuit tombée et de se baigner une fois par semaine là où on avait trouvé les corps de leurs époux, de leurs frères, et après elles leurs filles et petites-filles, qui semblaient ne quitter leur village dans la montagne que pour venir là. Au village, on ne les voyait jamais, pas même les jours de marché, qui pourtant drainaient la plupart des habitants dans un rayon de quarante kilomètres.
Si Yannis émettait quelques doutes quant à la véracité de cette histoire, celle-ci lui plaisait comme elle avait plu à Pierre Milan, puis à Marianne lorsqu’il la lui avait racontée le lendemain matin, l’entraînant avec lui la semaine suivante, guettant les pieds dans l’eau la flamme vacillante de la torche. »

Les méduses, Frédérique Clémençon, Flammarion, 2020.

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