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En lisant en écrivant : lectures versatiles #24

Jusqu’à très loin, de Romain Fustier, est un livre composé d’une série de cent trente-six textes à mi-chemin du poème en prose et du récit fragmentaire, fait de blocs de textes de dix lignes, répartis chacun sur une page comme les images d’un carnet de voyage sentimental. Les phrases sont saccadées, entre notations spontanées et flux de conscience, leur rythme syncopé, mais leur lecture d’une rare fluidité, souligne la volonté de relier et de relire des éléments a priori disparates, d’y souligner la simultanéité du passé, du présent et de l’avenir. Une succession d’instantanés y scintillent, en vrac, par touches sensibles. Une histoire d’amour et ses chemins de traverse. Dans le mouvement qui les tisse, le regard qui les parcourt. Hétérogénéité d’images, articulation entre souvenir et oubli, dont l’empreinte rappelle le fonctionnement aléatoire de la mémoire.

Jusqu’à très loin, Romain Fustier, Publie.net, Collection L’esquif, 2021.


Extrait du texte à écouter sur Anchor




« nous arrivons dans deux heures et quart nous arrivons – répondant à sa question à l’arrière je me réponds – l’escarpement calcaire que nous avons laissé derrière nous sa falaise au-dessus des vignes – les éboulis rocheux nous aboutissons sur le parking – à midi nous mangerons ici – imaginerons des hordes d’animaux je n’ai aperçu que des vaches – rêvant de chevaux sauvages ce chemin – entre la les – elles qui gambadant – je les nous serons tranquilles – avant que nous reprenions la route la chaleur est si


parce que la neige autoroute blanche – c’est probable il les découvre – d’en bas où nous roulons les cimes – il ses sept ans – lui son regard voyageant sur les reliefs – prise de ticket tunnels – je ne lui expose pas tout je lui explique – d’une vallée à l’autre les cols pour passer – les franchir faire demi-tour sinon – tandis que nous continuons à droite nous arrêterons sur la prochaine aire de repos – les alpinistes repartant à chacun de leurs retours convoitant ce qu’il admire – ils les sommets – ils les sommets


on sent que ça elle remarque – au bas du versant sud le long de la rive droite – se rafraîchit elle s’aperçoit que – constate elle constate – comme si tout se désaltérait le ravin – le petit bois que nous avons traversé les enfants qui boivent au goulot d’une bouteille d’eau minérale – nous en retournant par le même itinéraire l’air semble s’être renouvelé – le bord du lac au bout son liquide – ses vertus bienfaisantes le longeant tu suggères – tournant retournant – rocher d’escalade la promenade qui s’achève


ou la vue qui a changé allo – elle m’appelle nous sommes au signal – à plus de mille mètres d’altitude au-dessus de moi la montée en lacets – allons descendre je tente de me souvenir de la grande pente pour rejoindre l’hôtel – de la gare du train qu’elle permet de rejoindre du sentier panoramique qu’ils ont emprunté ce matin – et tout se mêle une bifurcation – ses mots dans le téléphone les images de jadis – continuer en franchissant le torrent à l’horizontale je rembobine – le bas des moraines partir à droite


de la terrasse du refuge-hôtel j’accède à la haute montagne – un verre à la main croirais escalader les cimes – voué à la contemplation des aiguilles de ce panorama depuis l’arrivée du train à crémaillère – qui m’a conduit jusqu’ici grand balcon nord – m’a permis cette rêverie salle des guides – restaurant douches – gardé en juillet et août places en dortoir où je ne dormirai pas – revenant dans la vallée avec cette vision nos bouteilles de jus de fruits vides laissées sur une table – cet autre moi je n’en suis pas revenu


sa question d’enfant comment est-ce qu’on voit que c’est la frontière – approchant du poste de douane nous passons à l’étranger – ça l’intrigue comment qu’on voit est-ce que c’est – les secondes qui suivent lui apportant une réponse permis national à trois volets – carte grise carte internationale d’assurance pour le véhicule – je ralentis personne – alors il comprend peut-être cela que les frontières invitent à être franchies – les limitations de vitesse le réseau courant – nous sommes ailleurs partout est ailleurs


as-tu aimé visiter cette ville tu demandes – toi aussi dans ta robe fleurie je pense tout bas – le lac parmi les montagnes les montagnes parmi le lac – ses bords la rade – tes jambes se promenant sur la rive droite ta nuque le long du quai – ces perspectives lointaines qui s’offraient au regard le point de vue sur tes seins – le jet d’eau dans le jet d’eau de tes bras leur fraîcheur dans la chaleur qui fusait – du blanc dans du blanc les embarcations que nous fixions – j’ai fait le plein de soleil là-bas avec toi le plein s’est fait d’amour


ma petite fille me fait savoir je veux tremper mes mains dans l’eau – et elle accomplit ce qu’elle annonçait plongeant ses doigts dans cette métaphore – ce lac qui est forcément un miroir elle agite sa surface de cliché – toute entière à la gaieté de cette immersion à sa fabrique de frais – dans cet endroit boisé près du rocher d’escalade elle a observé les alpinistes qui s’entraînaient – contourné la masse liquide son inévitable transparence – y est revenue traversant la route – fêlant de ses phalanges cette image son reflet trop poli


quand le temps change à la montagne ça change l’ambiance – tu avances tu considères – engagée dans le monde tes sensations – sortir traverser – des verbes à l’infinitif ils me disent que tu es là – ta présence les aiguilles – cette forêt elle s’efface – et tu t’effaces avec elle ce bloc erratique – la centrale souterraine qui turbine l’eau tu me réapparais portant les yeux sur les remous – que je considère à mon tour notant les mots que j’ai vus – le torrent l’héliport de secours – le bois la voie ferrée – nous prendre à gauche


à la crémerie qu’est-ce que tu veux boire – restauration parc de jeux pour enfants qui se précipitent dessus – un thé tu le rapportes dans un gobelet – t’assois sur une chaise en plastique promenades à poneys – la vue sur les aiguilles un œil sur nos filles – sur nos garçons qui se dépensent la réalité ou le rêve – ce rêve dans la réalité après le pont tourner à droite – son infusette dans l’eau les feuilles séchées – pénétrer flâner dans le bois l’on – ruisseau bancs – maladresse de mes phrases rien qui s’achève – nous partions y allons


amour mon amour – tu m’as informé nous reviendrons ici – à la sortie de la gorge dans cet endroit au fond du parc – qui t’a plu comme tu me plais tu lisais au loin les jambes croisées – m’as souri adressé un regard complice – et consignant le groupe nominal l’établissement thermal je m’en rappelle – souviendrai l’année prochaine tu voudras y retourner – la ville-gare le tramway électrique – le désir réserve déjà des vues grandioses au pied des aiguilles s’abattent nos tristesses – la moraine de tes lèvres mes avalanches


la nuit qui nous surprend nous roulons – la montée abrupte voiture en bon état – freins pneus – des replats la route – plein sud la route – la route qui s’enfonce sous bois les niveaux d’eau et d’huile du moteur – route route – qui gagne un plateau d’alpages la vue rapprochée sur les murailles – talus d’éboulis l’immensité partout – et si le mauvais temps s’en était mêlé qu’aurions-nous fait – que deviendrions-nous par ici je me le demande une fois rentrés – la longue redescente c’était vraiment beau »

Jusqu’à très loin, Romain Fustier, Publie.net, Collection L’esquif, 2021.

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