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En lisant en écrivant : lectures versatiles #42

Dans Intérieur, son précédent ouvrage, Thomas Clerc décrivait scrupuleusement son appartement. Une pièce importante manquait, la cave, qui est le lieu de ce livre. Dans les recoins de cette pièce négligée, l’écrivain découvre un passage secret, sur les murs duquel un flux d’images se déverse. La cave devient alors métaphore de sa vie privée qui défile comme les images des films qui s’y projettent, comme si l’endroit devenait le révélateur de ses fantasmes et de sa vie sexuelle. Une expérience mentale et sensorielle qui tente de restituer la complexité de sa personnalité. Ce livre se présente sous une forme hybride, mêlant descriptions, souvenirs, anecdotes, citations, extraits de textes, de chansons, de films, à la fois autobiographie, réflexion sur la mémoire, exploration familiale, récit du désir et de ses désarrois : « memorandum qui part dans tous les sens. »

Cave, de Thomas Clerc, Gallimard, collection L’Arbalète, 2021.

Extrait du texte à écouter sur Anchor




« Un match de tennis. Un obsédé a une certaine volonté, comme un artiste. Divers échanges de fond de court. Mon mal est banal, et je n’écris que pour faire partie des hommes, non pour m’en distinguer. Le joueur monte au filet. Le sexe est le sujet qui m’expose au ridicule mais il est, toute honte bue, ce qui me rapproche des formes humaines. Il se prépare à la volée. Je ne dis pas « érotisme », je dis « sexe ». Il est battu au filet. On peut m’accuser de complaisance mais ce qui m’intéresse dans la complaisance est justement le discrédit dans lequel on la tient. Si elle intervient, c’est comme les traces de lait ou de noix dans un aliment qui ne devrait pas en comporter mais qui en comporte peut-être. Reptation du creuseur de galeries. Et pourquoi taire ce que l’on ne peut taire ? Ce que la cave allait m’apprendre, je ne le savais pas encore. Avais-je idée de ce qui m’y attendait ? Un pressentiment, peut-être, un savoir qui outrepassait le mien, et ne pouvait se formuler en termes explicites. Je n’ai pas écrit ce livre, je l’ai transcrit. Descendre m’exposerait à un échec probable, mais il était trop tard, j’avais depuis longtemps fermé la porte de mon appartement.
Skyler White, l’héroïne de Breaking Bad. Ça tourne mal… et tout à coup, on voit un homme qui te ressemble s’engouffrer dans une station de métro. Tu ne saurais pas dire si c’est toi ou une version de toi parce que tu ne vois pas qui aurait pu tourner ces scènes réelles. Ou bien sans ton consentement ? Je donnerais cher pour être espionné, qu’on en fasse un film catastrophe. L’homme invisible à l’envers. Je n’aime pas me voir à l’écran ; heureusement, le film est muet. Skyler revient. C’est mon genre de beauté. Elle parle. Moi qui suis démuni sans verbe, idiot sans ma voix. Puis c’est de nouveau moi objectivé à l’écran, qui ressors par une autre bouche de métro, ou joué par un comédien qui me ressemble. Une fille danse un slow avec moi : on s’est déjà rencontrés, non ? Le film est fait de scènes qui appartiennent à d’autres films, cousues de façon fluide. C’est le film de ta vie mais tourné dans le désordre, et monté au hasard. Ainsi, à l’instant, on te voit marcher dans la rue, échanger quelques mots avec un passant, croiser un scooter, saluer un commerçant. La caméra capte les badauds, les immeubles, le spectacle inlassable de la rue. Vues de Paris contemporaines, légèrement datées. Le 10e arrondissement. L’absence de bande-son ne gêne pas, d’intrigue encore moins. C’est sans doute une série de rushes qui n’ont pas été exploités, pour un film qui n’a jamais vu le jour, ne le verra jamais. Parfois, les visages saisis par la caméra sourient à la caméra, et je souris moi-même dans mon fauteuil. Skyler entre dans une chambre. Une main appuie sur un interrupteur. Les plans se répètent, tirés de films différents, comme dans ce film de Christian Marclay composé de gens qui téléphonent, montés à la suite. Un autre morceau de film, proche de la vidéo amateur. Tu es au marché aux puces par un dimanche d’août, seul parmi les allées (bande-son : Bach, flûte et hautbois). Il n’y a presque personne. Tu vois un lustre de bronze, une table de moine, un fauteuil Louis XVI. Des robes vintage flottent au vent. Se frotter enfin à l’objet. Une vente se déroule sous tes yeux. Tu t’approches, intrigué. Un homme se penche sur des cartons, des étals posés à terre. Tu as envie de ce qu’il achète (c’est toujours comme ça). Il fouille dans un carton, en retire ce que tu cherchais – des interrupteurs, en chrome, carrés. Une autre main sur un autre interrupteur. Un clitoris est caché dans ton appartement, trouve-le. Une main éteint la lumière. Ma vie charnelle, c’est une magie interrompue. Une main allume la lumière. Je me demande à qui appartient cette main. Il y a des doublures main. Une pénétration. Et des doublures pénis ? Le visage radieux de Romy Schneider. Ah, un film tradi. Romy. Sa beauté m’oppresse. Romy Schneider chevauche un homme. On sent qu’elle quémande de l’amour. Regard caméra de Romy Schneider, « non, je vous en prie, ne filmez pas… ». L’important, c’est d’aimer. Couchers de soleil. Ou je ne gardais pas une seule femme ; ou je les perdais presque aussitôt après avoir couché avec elles ; ou je les croisais sans jamais en arriver à ce stade. De ce fait, je ne pouvais progresser ni dans la connaissance de la femme, ni dans la connaissance de la chair, ni dans celle de moi-même. Je restais une sorte d’amateur de la vie. En termes triviaux, je suis « immature ». Je fais plus jeune que moi. Possédant un secret, j’étais nécessairement possédé par lui. Or je ne voulais pas me faire posséder (du moins sur ce plan), mais comprendre. Il me fallait donc éventer mon secret, j’insiste, comme un vieux vin sorti d’une vieille bouteille. L’idée même du secret me paraît douteuse puisque nous sommes identiques : mais pourquoi cela m’inquiète, d’être identique aux autres ? Enfilades de bouteilles rangées dans des caves. De ces configurations douloureuses, je voudrais tout savoir ; mais les bouteilles restent couchées, les étiquettes illisibles. Un livre de la collection Que sais-je ? (titre illisible). C’est comme si j’avais un trou dans la tête, par où s’introduisent des bouts de pellicule.
Des scientifiques sont envoyés par aéronef dans le cerveau d’un homme, après avoir été miniaturisés. Je reconnais ce vieux film de science-fiction, qui m’avait fasciné enfant. Il y avait un traître dans l’équipage. Je ne me satisferai jamais d’une seule, et si l’on fait de même avec moi, j’approuve, car la trahison de la chair est dure comme la loi. Défaire une fidélité est la fidélité suprême ; je ne résiste pas à des cheveux raides qui tombent sur ses petits seins, à un cerveau vandalisé par le désir, à une robe à fleurs qui épouse le mouvement de ses idées. Dans cette petite cave à films (n’y avait-il pas une salle jadis à l’Étoile appelée La boîte à films ?), mes craintes parfois sont illustrées par les images ; parfois elles les anticipent, et parfois les dédaignent : ainsi, moi qui n’ai guère pour les animaux l’amour vicieux que mon époque leur porte, voici un petit film animalier où apparaît un chat, très beau car gouttière, avec sa robe grise et soyeuse. Plan fixe sur une assiette creuse remplie de lait ; puis l’animal entre dans le cadre, se précipite sur l’assiette presque au point de la faire tomber, un peu de liquide blanc verse. Je suis en joie. Si je suis à quatre pattes dans ta robe soulevée, je vis ; si tu es à quatre pattes dans ma robe soulevée, je revis. J’ai déjà vu certaines de ces images.
Quelqu’un tombe dans un trou. Des gazelles. L’éruption d’un volcan. On verse du champagne. Un inconnu. Une étudiante des Beaux-Arts chloroformée par une main gantée. Un buste de femme nue. Cette séance, c’est comme le milieu de la vie, celui qu’on oublie au fur et à mesure qu’on le vit. Un départ de 100 mètres. La robe d’une fille tombe, découvrant son dos nu. Une époque qui ne voit plus que par scènes, fenêtres ouvertes, incrustations, écrans mosaïques, morceaux de… Lave en fusion. Le sexe est une matière si riche, j’ai besoin d’une forme pour la dominer. Je cherche un mot pour ce film, je pense que psychédélique convient assez. Une boîte de nuit. La bande-son manque, mais dans ma tête résonne This is the rhythm / of the night. Un homme entre. Que faire dans ce sous-sol trop vivant, trop chaud, où la musique exulte ? Whaaat / is loove ? Ces bras nus, ces minishorts avec le pli entre la fesse et la cuisse… Baby, / don’t hurt me… ces dos bronzés, ces dents blanches dans la nuit qui blesse. Là où règne une saturation du sexe, j’ai l’impression d’être incomestible. L’homme ressort. Je n’avais pas l’humeur de vaincre. Si je ne peux les avoir toutes, je ne peux en avoir aucune. Le cinéma, c’est le contraire de la boîte de nuit : les images ne me privent de personne. Je pourrais passer ma vie ici, ne jamais remonter. L’homme qui rampe dans la galerie (retour). Deux hommes à la terrasse d’un café jouent aux échecs. Ce sont surtout des hommes qui jouent aux échecs. Tout à coup, l’un des joueurs se lève de table, renverse les consommations. Il a perdu. J’écartai de mon chemin ceux qui ne pouvaient accéder à mon mal. Une tête de mauvais joueur. Qui le minoraient. Une moue de refus devant une robe. Je me refuse, mais pas de la même manière. Je me refuse… à moi-même… une satisfaction que je galvaude. Mes jugements de valeur, ce sont mes aphrodisiaques. Un homme s’écroule sur un lit. Dire toujours non, cela demande une dépense énorme. En se donnant, on se fatigue aussi, mais ce n’est pas la même nature de fatigue. Tu es dans ta chambre. Tu dors. Je ne suis jamais fatigué quand je suis au cinéma : le faisceau lumineux caresse ma nuque, l’écran vivifie ma rétine. »

Cave, de Thomas Clerc, Gallimard, collection L’Arbalète, 2021.

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