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En lisant en écrivant : lectures versatiles #44

« Écrire n’a rien à voir avec signifier, mais avec arpenter, cartographier, même des contrées à venir. » Cette phrase de Rhizome que Bruno Lecat place en exergue de son livre décrit parfaitement son projet. L’auteur nous convie à une déambulation à partir de la gare désaffectée de Vendargues-Montpellier. Il inspecte méticuleusement les vestiges de cette voie de chemin de fer, dissimulée à certains endroits par une envahissante végétation, il relève in situ les signes et signaux ferroviaires, les traces (marques et manques) du terrain à l’abandon, reliquats techniques et dépôts d’objets, en adoptant des points de vue variés afin de faire affleurer toutes les strates du lieu, de l’endroit comme de son envers. Ce livre restitue, à l’aide de cartes, de photographies, de dessins, de relevés topographiques, de souvenirs de voyages, de références cinématographiques et d’évocations littéraire), toute la poésie buissonnière des voies ferrées.

Archéologies ferroviaires, Bruno Lecat, éditions JOU, 2022.


Extrait du texte à écouter sur Anchor




« des profondeurs

Peut-être que te temps s’alentit-il. Sans rien d’autre que mon corps pour en sentir te passage, sans aucun mobile en déplacement autour de moi. Et rien d’autre que l’appareil photo, dans ma silencieuse échappée, pour être saisi par la fulgurance du temps aboli, d’abord retrouvé par fragments épars (les heureuses coïncidences, les totales déflagrations du souvenir chères à Proust), et par la seule grâce d’être là à suivre une ancienne voie ferrée, qui vaut pour toutes celtes que je ne découvrirai jamais, que j’ai pourtant reconnues et retrouvées, dans l’expérience de la musique rugueuse qui a charmé tous ceux que j’aurais pu être, tous ceux que je suis : le voyageur, le conducteur, te mécanicien, le poseur de rail, le garde-barrière, le chef de gare, l’employé au guichet, l’aiguilleur, le poseur de pylônes, l’électricien, l’ingénieur Verlant, Stephenson, les revenants qui posent sous la marquise d’une gare de l’Hérault, le marchand romain qui fait halte à Ambrussum, ma mère à la Petite Vitesse, Dziga Vertov, un défécateur près du rail, l’ouvrier qui goudronne les rails sur la D 26 à Castries, le patient qui attend sur un quai désaffecté, l’enfant qui regarde les boulets d’anthracite chez ses grands parents, un cheminot, l’actrice qui graisse les rails du tramway d’Odessa, le docker sétois qui charge le brai pour usine de Grand’Combe, le poseur de signaux ferroviaires, le rédacteur du premier règlement de la sécurité SNCF, l’homme qui s’imagine ce livre, et plus loin encore, celui qui sonde les morts-terrains, qui s’enfouit sous terre : ces spectres, mes sosies.

L’oublieuse mémoire, telle une ardoise maléfique qui efface tout au fur et à mesure que l’on regarde, est seule responsable de l’étrangeté qui m’étreint à regarder des photographies : je réinvente mes souvenirs à chaque instant, et mon passé de voyageur change selon l’itinéraire parcouru (Calvino), en quête d’ailleurs pour y reconnaître le peu qui m’appartient : réalisant la vanité de cette quête toujours rétrospective, car l’ailleurs s’évanouit en un toujours-ici que ma mémoire redondante s’amuse à réinventer, je déterre les miroirs enterrés (comme j’ai déterré un rail oublié) pour voir mon histoire revenir par éclats (archéologue est l’un des métiers les plus saisissants), toucher à une science des profondeurs, échapper à l’inertie des glissements superficiels, coudre sans faufil les souvenirs dans l’épaisseur du temps et de l’espace. Je recherche peut-être d’exactes copies sur papier argentique, sachant bien qu’elles n’existent pas. Ces copies sont l’Eusapie des villes invisibles d’Italo Calvino. Et pour que le saut de la vie à la mort soit moins brutal, ses habitants ont construit sous terre une copie exacte de leur ville. La photographie est-elle une nécromancie pour ne pas se mort-fondre trop vite ?

L’oublieuse mémoire est dentelle de Valenciennes, elle borde I brode l’absence, l’oubli, s’en nourrit, tourne autour du souvenir de qui je fus, de je ne suis déjà plus moi. Bribes, éclats, restes, photographies, architrace, marques et traits résurgents, courants discrets et rémanents, sont ta trame de la dentelle. On dit que cette dentelle, la Valenciennes, est née au XVIIe siècle. Sa technique en est difficile : héritée de la dentelle des Flandres et de Venise, elle requiert une décade pour être maîtrisée, et permettre la création de motifs personnels. C’est Françoise Badar son inventrice. Je n’imaginais pas revenir aussi vite à ces villes, Valenciennes et Anzin, qui viennent frapper au carreau. Cela tremble, s’entend et s’impose dans ces ressouvenirs réels ou imaginaires : dentelâge.


autres revenances

D’où viennent tes fantômes ? Au gré de rencontres, j’en découvre un nouveau grâce au travail photographique de Vincent Briffaut : une Tour Florentine. Non en Italie, mais dans l’Aisne. C’est à Buire qu’est érigée cette tour du poste d’aiguillage au début du XXe siècle, pour contrôler tes mouvements de la gare de triage. Ce beffroi influencé par l’Art Déco, œuvre de l’architecte Gustave Umbdenstock pour la Compagnie des chemins de fer du Nord, est désaffecté depuis tes bombardements de 1944. Il surplombait le dépôt de locomotives de la gare d’Hirson, devenue deuxième gare de triage après Paris. Les câbles arrivaient au rez-de-chaussée et grimpaient jusqu’au sixième étage : la salle de contrôle. Tour-stèle, qui rappelle aussi que de semblables tours aujourd’hui disparues dressaient à Valenciennes, à Laon, à Lille, à Béthune, à Aulnoye-Aymeries. Aux quatre points cardinaux le beffroi se troue de cadrans vides, évoquant les horloges arrêtées par de grandes catastrophes.

Il m’apparaît que toute photographie est un dépôt catastrophique, dénominateur commun entre la béance d’une tour désaffectée et d’une tour bombardée au Japon. Ce que l’on s’attend à voir n’est plus (les cadrans d’horloges, mais aussi bien toute photographie). On consulte du regard ce que l’on pensait voir, qui n’apparaît qu’en creux, que l’on fait revenir par la pensée. Cette expérience de spirite, je sens bien qu’elle est imaginaire, qu’elle vise à refuser l’évidence de la disparition et de la destruction. Je voulais extruder les surfaces des images, leur restituer une profondeur mémorielle en comblant l’évidement. Mais je regarde seulement des images que je pense voir : des spectres. Ces autres revenances sont revenances de l’autre.

J’en découvre un autre lorsque Gauthier Keyarts m’envoie cette photographie de la gare de Lexos (Tarn-et-Garonne) dont l’ancien bâtiment des voyageurs est classé monument historique (2007). J’aime la majesté de cette gare enchâssée dans la nature occitane, l’affleurement du rail dans es herbes, le nom propre qui envoie soudainement ce lieu en pleine mer Égée. »



Archéologies ferroviaires, Bruno Lecat, éditions JOU, 2022.

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