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La fuite en avant

Je conduis. Lorsque je conduis je laisse mon esprit divaguer et se perdre en chemin. Il associe presque malgré moi des images et des souvenirs, des paysages et des émotions, dont je ne cherche pas à contrôler le flux incessant, la plupart du temps je ne parviens pas même à comprendre ce qui unit cet ensemble disparate, cette combinaison d’images sans lien apparent. Des images qui déclenchent en moi un récit apocryphe qui chemine sans retenue. Un récit qui s’écrit en filigrane, composé de ces images et souvenirs insolites qu’ils déclenchent et tissent secrètement en moi.

La première image n’a rien d’inattendue à priori quand je suis au volant, c’est un film où la voiture joue un rôle central, un film que j’ai vu plusieurs fois, j’y pense souvent quand je suis sur la route, car la conduite ravive inévitablement en moi le souvenir de cette scène de Psychose d’Alfred Hitchcock : la fuite de Marion Crane en voiture. La fatigue de la jeune femme, inquiète, déboussolée, son visage concentré, ne quittant pas la route des yeux, la fixant, regardant droit devant elle tout en conduisant. À la tombée de la nuit, les lumières des voitures quelle croise en sens inverse l’aveuglent et la perturbent. Et toutes les conversations des heures précédant ce moment fatidique lui reviennent en mémoire, couvrant sa fuite, elle vient de voler son patron George Lowery. Dans le désordre et la panique de cette expédition, elle entend les reproches et menaces de ces voix qui s’entrechoquent dans sa tête. Au lieu déposer à la banque la somme de 40 000 dollars que son patron lui a confiée, elle est rentrée directement chez elle, elle y a fait ses valises à la hâte puis elle a quitté la ville en voiture pour rejoindre le plus rapidement possible son amant à Fairvale. Ayant roulé plusieurs heures jusqu’après la tombée du jour, elle s’arrêtera sur le bas-côté d’une route pour y passer la nuit seule dans son véhicule. On connaît la suite.

Dans la confusion de cette dérobade, qui fait écho aux nombreux rêves que j’ai pu faire, plus jeune, sur ce thème, sans doute est-ce aussi une raison pour laquelle ce film résonne autant en moi ? une autre scène me revient en mémoire, souvenir qui s’emboîte dans un autre comme une poupée gigogne. Je me remémore le trouble que je reconnais avoir déjà vécu, cette tenace impression de déjà-vu. Lorsque Marion Crane a pris le volant mais qu’elle n’est pas encore sortie de la ville à laquelle elle tente d’échapper, obligée d’arrêter la voiture à un feu rouge, distraite, ailleurs, préoccupée par l’acte répréhensible qu’elle vient de commettre, se sentant coupable, l’inéluctable fuite qu’il implique, sans retour en arrière possible, pensant à tout ce qu’elle fera de cet argent, la tête ailleurs, la culpabilité qui l’obsède et la trouble, elle salue machinalement un vieil homme qui traverse la rue sur le passage piéton, une partie d’elle enfouie, lointaine, le reconnaissant immédiatement sans vraiment prêter attention à lui, l’homme répond d’ailleurs à son salut dans le même enchaînement d’habitude familière, et un identique état de distraction, puis il marque un temps d’arrêt quelques pas plus loin, surpris de croiser cette femme qu’il vient de reconnaître après un temps retard, à cet endroit où elle ne devrait pas se trouver, sa secrétaire, dans une voiture, puisqu’elle était censée passer à la banque et rentrer chez elle, directement selon ses dires, car elle était fatiguée. Mais elle est là, sous ses yeux, déjà ailleurs en fait, transportée. Telle une apparition. Un fantôme.

Distrait, l’esprit ailleurs, le sentiment de culpabilité trouble souvent notre attention, la fragilise, au point de nous faire oublier le nom d’un ami, de confondre le prénom d’un parent, de saluer quelqu’un qu’on ne veut pas voir, qui passe devant nous sans que nous le reconnaissions, derrière la vitre d’une voiture comme derrière un écran, la réalité se transforme, c’est un leurre qu’on perçoit, une projection aux perspectives trompeuses, faussées.

La fuite évoque cette culpabilité. Et la route l’accident. Quand je conduis je pense toujours à l’accident, c’est plus fort que moi. Le premier souvenir qui refait surface est un souvenir d’enfance. L’accident c’est aussi un éclair de lumière. Les deux sont liés pour moi. La roue tourne. L’expression et ses révélations. Tout me revient en bloc, d’un coup.

Les images révèlent parfois d’anciens souvenirs enfouis profondément en nous, des souvenirs qu’on croyait oubliés, restés longtemps invisibles, qui parfois se raniment au son d’une musique, dans les plis des correspondances de couleurs, d’odeurs, de sensations mêlées, dans les échos éclatants d’images fixes ou animées qui déclenchent les élans irrépressibles de notre mémoire.

Cette scène par exemple :

Dans l’insouciance d’une virée familiale en voiture, roulant à bonne allure sur un chemin de rase campagne, les légères secousses et les vibrations du moteur recouvertes par les conversations enjouées des passagers, voix et rires envahissant l’habitacle, leur attention distraite par l’humeur légère de ces retrouvailles enjouées, renforcée par la monotonie du paysage défilant dans l’indifférence de ses motifs répétés sans rythme, personne ne regarde la route, personne ne remarque la roue. La roue qui se détache du véhicule roulant une centaine de mètres devant le nôtre. La roue qui, détachée, se met à rebondir sur le bitume, ses rebonds chaque fois plus hauts, plus amples et plus rapides. Petit point minuscule, à peine visible au loin, se détachant à peine de la voiture, qui s’agrandit avec la vitesse que la pente de la route amplifie fièrement.

La fuite est une course contre le temps, à la vitesse de la lumière. Rouler vite c’est prendre le risque de dépasser les limites de vitesse imposées sur la route, inscrit dans le code de la route, le risque d’être contrôlé, pris sur le vif, flashé à grande vitesse. Jouer avec le danger et les limites. La vitesse nous dépasse. La vitesse nous affole. Elle nous grise et nous fait perdre la tête. Le délit est enregistré par une photographie à déclenchement automatique, un flash lumineux qu’on perçoit à peine, l’espace d’un centième de seconde, toujours en retard, sous l’effet de la vitesse qui transforme tout sur son passage, pliant le paysage et renversant, les arbres et les passants inclinés en arrière.

La roue se détache de la voiture devant la nôtre. Elle rebondit en roulant droit sur nous. Ses rebonds de plus en plus amples. Roulette russe. La lumière nous aveugle. L’accident est si vite arrêté. Roule, roule. La roue rebondit sur le capot de la voiture, projetée au-dessus du toit, elle termine sa course folle dans le champ en contrebas.



Sélection d’images à retrouver sur mon site heures indues sur Tumblr.


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