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La réalité invisible devient visible

C’est toi qui m’avais indiqué la large porte au numéro 9 de la rue Le Regrattier, là où m’appris-tu, le 5 juin 1958, Yves Klein présente pour la première fois l’exécution d’une œuvre avec un pinceau vivant, le terme Anthropométrie sera utilisé à partir de février 1960 par le critique Pierre Restany. L’événement se déroule dans l’appartement de Robert Godet, président de la Fédération internationale de judo. Lors de cette soirée, l’artiste enduit de peinture bleue le corps nu d’une jeune femme qui, par une série de mouvements de rotation, dépose ses empreintes corporelles sur un papier posé au sol, jusqu’à saturation du support et l’obtention d’un monochrome bleu. Exorciser la douleur de l’incompréhensible. Le rôle du vide. Nous mettions en ce mot tous nos espoirs, toute notre force de faire obstacle, et ainsi suspendus, d’arrêter là, un instant, en abîme, temps et espace. C’est la réalité invisible qui devient visible. La réduction des couleurs au bleu fait jouer à la matière picturale.

Rue Le Regrattier, sur l’Île Saint-Louis

« La chair, la délicatesse de la peau vivante, sa couleur extraordinaire et si paradoxalement incolore en fait me fascinait. Un jour, j’ai compris que mes mains, mes outils de travail pour manier la couleur ne suffisaient plus. C’était avec le modèle lui-même qu’il fallait brosser la toile monochrome bleue. Non, ce n’était pas de la folie érotique. C’était très beau. J’ai jeté une grande toile blanche par terre. J’ai vidé vingt kilos de bleu au milieu et la fille s’est ruée dedans et a peint là mon tableau, en se roulant sur la surface de la toile, dans tous les sens. Je dirigeais, en tournant rapidement autour de cette fantastique surface au sol tous les mouvements et déplacements du modèle qui, d’ailleurs, pris par l’action et par le bleu vu de si près et en contact avec sa chair, finissait par ne plus m’entendre lui hurler : « encore un peu à droite ! là ! revenez en roulant sur le ventre et sur le dos, vers ce côté‚ là !... écrasez votre sein droit seulement sur cet endroit-là ! » »

La force de l’esprit et l’imagination. La technique des pinceaux vivants revient à laisser au corps humain le soin de faire le tableau et place l’artiste en retrait. Les dates sont mangées, les jours s’oblitèrent, le siècle s’équivoque, le ciel est bleu, la terrasse est maintenant à l’ombre. Les Anthropométries sont des performances réalisées en public avec des modèles dont les corps enduits de peinture viennent s’appliquer sur le support pictural. Avec cette technique, Yves Klein propose un retour à la figure, dans un espace pictural où l’illusion de la troisième dimension disparaît au profit d’une peinture où, sujet, objet et médium se confondent. La trace littérale d’une présence du modèle sur le tableau. Une captation du monde, celle de la présence du modèle. La lumière, le trait, la traversée. Faire advenir, dans le moment vécu, par la surprise et la provocation, une sensibilité nouvelle : une mesure du vivant. Autant d’épreuves qu’il faut affronter sans pouvoir trouver de réponse.

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