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Du don des nues : des Visages des Figures #24

C’est une apparition, un accident imprévisible, un signe qui nous arrête en chemin, happe notre attention, un temps distrait, mais notre corps ne le perçoit qu’avec un peu de retard sur l’œil toujours aiguisé, aux aguets, forcé de se retourner, de se reprendre, mais ne voit plus rien. Nécessité de rebrousser chemin. En quelques pas, revenir au point d’apparition, prendre un nouveau départ, la rencontre aura lieu finalement. Échange de regards qui se dilate à travers le temps. Derrière une vitre. Un regard, une absence de regard qui nous regarde encore. Tu es là sous mes yeux, je te revois, je n’y croyais plus. Mais tu disparais pour réapparaitre ailleurs, une autre, semblable. L’anamorphose a lieu, troublante. La rencontre est factice. Je m’en rends compte rapidement. Ce n’est qu’une illusion d’optique, erreur d’appréciation passagère qu’il faut vite corriger, on peut se tromper en amour, s’accrocher à des sentiments versatiles, s’enchaîner à leurs fils invisibles, leurs liens factices.

L’artiste canadienne Amy Friend perce des petits trous qui laissent passer la lumière dans des photos anciennes

Dans les pratiques de magie noire, la poupée est piquée d’aiguilles, coupée ou brûlée à certains endroits. Dans la série de dessins de visages réalisés à l’aiguille par Élodie Wysock, les portraits percés sont montés sur caisson lumineux. La lumière fait apparaître de manière presque fantomatique ces visages. Elle leur confère, au-delà d’une simple visibilité, une présence flottante, elle donne à leurs traits un galbe, une mouvance et une vibration étrange. La vibration du vivant. Les visages se maintiennent à la surface de la lumière, l’angoisse en pointillé. Nuit constellée d’une poussière d’étoiles. L’ambiguïté et l’instabilité de ces portraits évoquent la matière des souvenirs. Toutes les traces du passé sont fantomatiques. Cheveux, bouts de peau, rognures d’ongles de la personne à envoûter, mais également son nom écrit sur un morceau de papier, ou une photographie. Dans cette déchirure vive de la visée. Avec le temps, les êtres et les formes se dérobent inexorablement à la mémoire.

Landmarks & Features Series n°6, Henrietta Harris, 2015

Un blanc. C’est un vide, comme un trou de mémoire. Une absence. Je suis en train de parler, soudain je ne sais plus ce que je veux dire. Un blanc. Un gouffre qui s’ouvre devant soi. Une voix qui nous appelle qu’on n’entend pas. Rien que des échos, des accolements, des juxtapositions. Quelque chose de l’ordre de la mort. Le temps tourbillonne alentour. Un blanc qui nous assaille, nous envahit de sa blancheur. La peur peut-être, qui ne se dit pas. C’est un masque blanc qui cache notre visage. Ce qu’on ne veut pas voir. Ce qu’on occulte c’est notre visage. Tributaires des traces. Qu’est-ce que je vois et qu’est-ce que je refuse de voir ? La pensée se met en mouvement. État intermédiaire, incertain, entre un regard et un autre, bercé par ce lointain. Entre silence et parole. Dans le vertige le vide vous tire à lui. Ce qu’il est possible ou impossible d’atteindre, ce qui se rétracte. Ce blanc, c’est notre visage face au miroir. Le reflet de notre visage qui s’efface en ses reflets. Un blanc.


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