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Les lignes de désir

Les Harmonies Werckmeister, Béla Tarr

Pour savoir il faut prendre position. Je te demande de fermer les yeux, de donner ta main, tu as confiance en moi, je te conduis. Tout est dans cette précision. Mais il faut que tu bouges, que tu restes en mouvement. Et les autres à tes côtés. Vos mouvements parallèles en temps différés. Ce que tu vois en ouvrant les yeux, dans ce mouvement. Le lieu de la circulation du sens. Dans le noir avant de disparaître sans laisser une trace. Poussière en suspension au-dessus de ta tête dans la lumière. C’est comme ça, on y peut rien et ça n’empêche pas le monde de tourner. Une immense étendue d’un gris doux planant. La possibilité et l’opportunité d’un monde commun sur un territoire unique. Nous l’oublions mais il ne nous oublie jamais. Dans cette ellipse, fatalement et définitivement destiné. Mais ce n’est pas fini. Tourne, tourne la tête. La part d’imaginaire qu’un esprit déverse dans un plan tracé à la va-vite. La capture de ce moment suffit à mon bonheur ce jour là. Ce n’est pas encore fini.

Le pays est en proie au désordre, des gangs errent dans la capitale. Valushka, un postier, s’extasie sur le miracle de la création et se bat contre l’obscurantisme. Dans un café, il tente d’entraîner les clients ivres dans ses visions cosmologiques, puis, à travers la ville, chez Monsieur Eszter, un vieil homme occupé à accorder un piano pour retrouver l’harmonie du clavecin qui a été brisée par l’invention Werckmeister.

Sur la demande des clients, Valushka donne une étrange représentation : il orchestre, se servant des ivrognes qu’il déplace et dirige dans la salle débarrassée de ses tables, un étrange ballet cosmique, leur faisant mimer, tournoyant gauchement les uns autour des autres, le mouvement du Soleil, de la Terre et de la Lune. Survient l’éclipse : la chorégraphie interrompt son cours, c’est l’attente et l’inquiétude, le froid et l’obscurité – la peur. Ironiquement, alors que Valushka évoque le silence « qui envahit tout » – la tension est alors quasiment palpable, comme si notre vie était suspendue à cette éclipse jouée par le poète –, la musique débute alors, notes mélancoliques qui confèrent à l’image une gravité insoupçonnée. Mais ce n’est pas fini. Le Soleil réapparaît et le mouvement peut reprendre de plus belle. Aux trois astres s’en joignent d’autres, harmonie d’ensemble à laquelle la caméra elle-même est conviée, élément indispensable à l’intégrité du monde. Et au propriétaire du troquet, qui chasse enfin sa clientèle avinée, Valushka ne peut s’empêcher de lancer, d’une voix où perce la détresse : « ce n’est pas encore fini », phrase que répète encore, quelques minutes plus tard, une ouvrière révoltée contre le désordre du monde…

Deux ou trois choses que je sais d’elle, Jean-Luc Godard

Articuler deux sujets d’échelles différentes : un moment de la vie d’une femme et un moment de la vie du paysage urbain. C’est un assemblage de sensations déconnectées de toute logique de narration linéaire : feuillage des arbres, reflet du soleil sur une carrosserie rouge, coup de klaxon. Godard repense le monde en isolant et réaticulant au montage les sensations qui en composent notre perception globale.

Sur le tournage de Deux ou trois choses, Marina Vlady avait demandé à Jean-Luc Godard ce qu’elle devait faire pour jouer ce rôle. Le metteur en scène lui avait répondu : « au lieu de prendre un taxi pour venir au tournage, tu n’as qu’à venir à pied. Si tu veux vraiment mieux jouer, c’est la meilleure chose à faire. » « Tout ce que je voulais, ajoute-t-il, c’est qu’elle pense à ce qu’elle disait. Mais penser ne veut pas forcement dire réfléchir. Je voulais qu’elle pense à ce qu’elle disait, tout bêtement. Si elle devait poser une tasse sur une table, qu’elle ait dans sa tête l’image d’une tasse et d’une table en bois. Or ce simple exercice de venir chaque jour à pied au tournage l’aurait fait agir et parler d’une certaine façon qui pour moi était la bonne. Ce que je lui demandais était beaucoup plus important qu’elle ne le croyait car pour arriver à penser, il faut faire des choses très simples qui vous mettent en bonne condition. »

Nostalghia, Andreï Tarkovski

Sur la Piazza del Campidoglio, Domenico s’est installé sur la statue équestre de Marc- Aurèle et, entouré de débiles légers, harangue quelques passants. Il n’y a plus de maitre, il faut écouter ceux qui semblent inutiles, lier les petits et les grands, les faibles et les puissants. Domenico demande de la musique et s’immole par le feu. Ni Eugenia ni la police ne le sauveront.

Dans Stalker, un plan vertigineux, au sens propre, et remarquablement construit abolit les logiques de Terre et de Ciel, de haut et de bas et d’échelle. Il s’agit d’un lent mouvement de caméra rotatif de bas en haut en zoom arrière. Il débute sur ce que l’on croit être une montagne, qui n’est en fait qu’un rocher sur lequel une mousse verdoyante est accrochée. Le plan évolue ensuite sur une grande étendue bleue grise que l’on assimile au Ciel, il s’agit en fait d’une vaste étendue d’eau dont on perçoit, au fur et à mesure de l’élargissement du plan, les berges formées d’une épaisse forêt. Aussi sophistiqué et virtuose que soit ce plan, il s’agit avant tout pour le cinéaste de fondre, dans un continuum temporel, Terre et Ciel, de former une image où le cosmos serait contenu, tout en allant vers l’idée que tout doit être ramené à la présence terrestre.

Le jeu consiste à dessiner le modèle qui bouge lentement. Sur la feuille blanche, tenter d’en fixer le mouvement au plus près. Je m’en souviens bien et même si je ne m’en souvenais pas, j’ai une photographie. Le cadre blanc où se créé, à vitesse infinie, l’aller-retour du temps. Elle bouge, son corps prend d’étranges positions, bras deviennent jambes, cuisses sous la nuque, pieds devant le visage, dos qui se retourne et me sourit. Le sens du monde se joue dans la possibilité d’une ouverture, d’une respiration, d’une adresse. Pour arriver à penser, il faut faire des choses très simples qui vous mettent en bonne condition. Je te regarde et tu me vois. Sur les marches de l’escalier, chacun se tient comme notes sur la partition. Lecture silencieuse. Il faut écouter ceux qui restent sans rien dire, ce sont eux qui ont la parole. Mon but : éprouver plus intensément la vie que je peux mener. Se tenir dans deux espaces et dans deux temps à la fois. On sent de la douceur dans tout ce qui arrive.

Les lignes de désir est un projet éditorial à dimension protéiforme, autour d’un récit à lecture non-linéaire, un entrelacs d’histoires, de promenades sonores et musicales, cartographie poétique de flâneries anciennes, déambulations quotidiennes ou voyages exploratoires, récits de dérives aux creux desquels se dessinent les lignes de désir.


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