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Un texte écrit à trois mains avec musique

À Lille, pour passer en famille les fêtes de fin d’année, nous nous sommes beaucoup promenés en ville, en faisant de nombreuses haltes dans des musées et des cafés. Lors d’une de ces pauses, nous avons évoqué avec nos filles leurs devoirs, et Alice, l’aînée de nos filles ayant un texte à écrire en cours de français sur le thème de la métamorphose, nous nous sommes amusés à en discuter de vive voix tous ensemble. Au gré de la conversation, l’idée d’écrire un texte à trois voix a pris forme et le pari de le composer en un jour, chaque texte devant former à la fin un texte à lire au fil de ses métamorphoses.

Nina devait réaliser l’illustration de ce récit, mais elle n’en a finalement pas eu le temps. Comme elle avait composé un morceau au piano pour l’anniversaire de sa mère, dont elle lui a fait écouter une première esquisse lors de notre séjour à Lille, c’est cette musique qui accompagnera le récit de cette métamorphose.




Je marche précipitamment dans une demie pénombre, épuisée par une journée vide de sens. Je butte sur les pavés luisants, la pluie fine me glace les joues, enfin la clef s’agace dans la serrure, je suis à bout. La soirée de désespoir qui m’attend, je la redoute.

Chaque fois que j’entre à la maison, j’ai comme un haut le cœur, en quête de cette vague odeur de toi, qui me renvoie à la désespérante solitude, me paralyse. Je jette mon pardessus sur le fauteuil Voltaire que tu as déserté depuis un an déjà. Et je m’effondre sur le canapé. Mon bras gauche saisit la bouteille de Whisky, un verre de cet alcool est la seule chose qui me réchauffe. Mon regard se perd dans les plis de mon vêtement mouillé qui semble avoir pris de l’épaisseur sur le fauteuil. Dans la toile beige je te devine maintenant, tes sourcils froncés me disent que tu réfléchis, ta main frottant le bas de ta mâchoire. Les manches du pardessus s’animent soudain, tes mains s’agitent et m’expliquent le sens des choses qui m’échappe désormais. Je t’observe, je retrouve cette passion que tu as à partager les mots. Dans le reflet d’un bouton de ce vieil imperméable, je surprends la lueur amusée de ton regard devant ma candeur. Nous rions ensemble, attentifs. Je n’ai pas allumé de lumière, soucieuse de préserver cette intimité, l’air finit par s’assombrir tout à fait, et tu sembles soudainement las, tu fais grise mine, tu te recroquevilles dans mon imperméable. Alors, je me jette contre toi, te sers entre mes bras, et je sens tes forces qui t’abandonnent, ne pars pas, pas maintenant, je froisse l’étoffe désormais vide du vêtement, dans les plis froids et humides je ne trouve plus ni ton visage, ni ta force, je te supplie en vain, caresse la gabardine pour te convoquer encore. Il n’y a plus que le silence en écho.

Non vraiment cela ne correspond pas à ce que je cherchais, je suis surpris par la force de ces mots, trop directs, au cœur de l’émotion, je ne parviens pas à garder cette version d’un récit dont je ne sais pas par quel bout le prendre. Je rature et froisse la feuille de papier d’un geste rageur. Je me reprends, pas de temps à perdre, il faut écrire sans tarder, garder ce rythme, cette tension de l’écriture, ne pas laisser tomber et poursuivre ma quête, l’écriture de ce texte. Je change de temps. Je reprends le texte et ses métamorphoses.

Elle marchait comme à son habitude, d’un pas rapide et nerveux, dans les rues glacées de la ville. Elle ne songeait à rien, avait juste hâte de rentrer chez elle. Ses doigts gercés, sciés par les sacs en plastique, elle avait besoin de sentir de la chaleur. Ses pieds serrés, meurtris, désiraient s’installer sur une surface confortable, agréable. Agréable... Ce mot sonnait mal à ses oreilles. Elle tourna trois fois la clef dans la serrure, puis pénétra dans son appartement. Elle n’alluma pas la lumière. Pourquoi faire ? Elle le connaissait son appartement. Elle laissa tomber les sacs sur le plancher et jeta son manteau de fourrure sur un fauteuil. Elle alla ensuite dans la cuisine, sortit du réfrigérateur une bouteille de vin et en versa consciencieusement le liquide mordoré dans un verre, comme chaque soir. Puis elle prit la bouteille, le verre, et retourna dans le salon. Elle déposa la bouteille sur la petite table. Son verre et elle s’effondrèrent alors dans un des fauteuils. Elle buvait l’alcool lentement, par petites gorgées, en fermant les yeux quelques instants. Elle rouvrit ses paupières brûlantes. Elle cligna des yeux plusieurs fois de suite, tels des volets déchainés. Elle avait la curieuse impression... Mais ce devait être le vin... Car la silhouette qui se découpait dans l’obscurité de la pièce ressemblait étrangement à celle de son mari. Elle hésitait. Mais non, ce n’était pas lui. C’était son manteau. Ce ne pouvait être lui. Elle hésitait encore. Était-ce un rêve ? Ou une folle réalité ? Elle murmura :

Jean... Jean, est-ce que c’est toi ?

Elle fermait les yeux, redoutant la réponse. Pourtant, il lui sembla entendre un murmure rauque, familier, adoré.

Je t’aime Agathe...

Elle rouvrit les yeux, observait l’ombre, la silhouette dont elle connaissait tous les détails à la perfection. Le corps aux traits simples et généreux, large poitrine, épaules robustes. Le visage rond, entouré de quelques mèches. Elle se balança doucement, en avant, en arrière, savourant le bonheur d’entendre sa voix disparue. Ses lèvres eurent un mouvement furtif, un baiser égaré. Agathe ne laissa pas le fantasme aller plus loin ; elle alluma la lampe. Son manteau luisait, chacune de ses courbes sombres semblaient se moquer d’elle. Les yeux d’Agathe brillèrent un court instant, ses doigts se crispèrent autour de la bouteille avant de retomber mollement contre le tapis.

Moi aussi, je t’aime Jean. Moi aussi...

C’est mieux, j’approche de ce sentiment d’égarement que je cherche depuis le début, l’incertitude de cette femme qui regarde ce vêtement et, sous le coup, le choc de la surprise, la fatigue, et la faible lumière de cette heure tardive, a l’impression d’apercevoir son mari. Les silhouettes des personnages se précisent, mais elles restent encore trop vagues à mon goût, je sais qu’il faut aller plus loin. Continuer le travail malgré la fatigue. Après, il sera trop tard.

Tu es fatiguée, tu rentres à la maison après le travail. Envie de t’asseoir harassée de fatigue. Tu jettes ton grand manteau en fourrure sur le Voltaire. Tu regardes la forme du manteau. Il se tient presque droit, les plis du tissu contre le dossier du fauteuil le maintiennent dans une étonnante position, un maintient inédit. Le verre de vin que tu te sers te réchauffe rapidement. La fatigue et l’alcool te donnent le vertige, tu trembles et t’assoupis un instant. Au réveil tu ne ne saurais pas dire à quoi tu as rêvé, la nuit est tombée, il faudrait te lever pour allumer la lampe du salon mais tu te sens trop lasse pour effectuer le moindre geste, malgré la pénombre tes yeux s’habituent progressivement au manque de lumière. Sur le fauteuil où tu as jeté ton manteau, la forme qu’il a prise dans la pénombre te fait sursauter, tu essayes de te relever pour mieux le voir, vérifier cette sensation qui te bouleverse mais tu as vraiment l’impression que c’est ton mari qui te fait face. Dans son ton salon. Tu restes un long temps immobile, interdite, sans savoir comment réagir. Il te regarde, te sourit. Mais il reste silencieux. Tu voudrais lui parler, lui dire combien il te manque depuis son départ. Les yeux mi-clos, la forme devant toi n’est plus celle que tu sais y trouver mais celle que tu y devines, la faible lumière des lampadaires de la rue en contrebas, qui baigne toute la pièce où tu somnoles encore un peu, dans une torpeur lumineuse d’aube naissante, et t’empêche de distinguer avec précision ce qui t’entoure, ces objets qui au quotidien n’exigent plus aucun regard particulier de toi, t’accompagnant depuis tant d’années de leur présence servile et silencieuse : la table de la salle à manger que tu as toujours trouvée trop grande et trop imposante, mais qui correspondait au goût de ton mari, le rassurait par sa présence massive d’objet utile et résistant au temps (et donc aux modes auxquelles il n’a jamais été sensible), le buffet qu’il tenait de ses parents, héritage difficile à ne pas remarquer, mais un peu encombrant à assumer, la table basse devant le meuble où vous aviez disposé le poste de télévision que vous n’allumiez jamais, le grand miroir qui reflétait le mur nu, peint en blanc comme le reste de l’appartement, juste en face, apportant une lumière indirecte dans l’ensemble de la pièce. Et ce fauteuil, là juste devant toi, ce fauteuil où il avait l’habitude de s’asseoir chaque soir en rentrant du travail, où il lisait silencieusement son journal, puis discutait avec toi de ses affaires, écoutait le récit de tes journées, où vous commentiez de concert les événements qui faisaient l’actualité, reproduisant à grande échelle ce que vous viviez entre vous, les conflits, les découvertes, les abandons, les recherches, les égarements, les surprises...

La forme du manteau te trouble, en bougeant très légèrement la tête, ton point de vue sur le fauteuil a très subtilement changé, et dans le même temps, la lumière hésitante qui te le rend visible mais sans grande netteté, dans un flou qui en efface les contours, les bords, en transforme radicalement l’apparence, au point de t’intriguer. Encore un mouvement de tête et voilà qu’il change encore, on dirait qu’il bouge désormais, le manteau n’est plus cette forme inerte que tu as laissé en entrant ce soir chez toi négligemment, il s’est chargé d’un poids mystérieux, d’une enveloppe troublante, quand tu bouges très légèrement la tête, il te semble tout à coup qu’il se met à bouger lui aussi, à vivre, à respirer. Tu sens battre ton cœur, le sang tambourine cruellement à tes tempes, t’empêchant de garder ton sang froid, ton calme, un peu de sérénité. Et le trouble s’accroît même si tu restes immobile à fixer cette forme qui paraît te dévisager dans son immobilité même, comme si elle te jugeait, apeurée par ce que tu vois, tu sais que tu dois réagir, c’est un mauvais rêve, il suffirait de se lever et d’allumer la lampe du salon pour que ce fantôme disparaisse aussitôt, mais tu l’aimes, tu l’as attendu si longtemps, tu ne te résous pas à le faire disparaître d’un coup, rompre ainsi le charme et surtout tu n’en as pas la force, tes membres toujours engourdis de sommeil, d’ailleurs n’es-tu pas toujours en train de rêver ? Désormais tu t’adresses directement à lui, te mets à parler en direction du fauteuil, à engager la conversation avec ton manteau qui n’est plus le manteau de ton mari depuis longtemps, mais le souvenir de son corps, son enveloppe sentimentale.

Toutes ces images dansent dans ta tête au rythme de ce que tu écris, les mots que tu choisis, effaces et ratures, soulignes et prolonges, le geste de ta main droite glissant sur le papier, noircit à la hâte par les traits fins et nerveux de ton écriture, sinueux, éphémères comme les ombres fuyantes des lanternes magiques, les jeux d’ombres et de lumières estivales, rythmés par le manège endiablé des nuages dans le ciel, les motifs en creux dissimulés dans les anfractuosités des vieux murs de nos maisons où chacun invente le monde imaginaire qu’il dessine, prenant tour à tour la forme d’un visage souriant ou celui du corps de l’homme aimé, parfois aussi celui d’une bête au cri monstrueux, dont le dernier mouvement à été saisi dans son animal élan. Chacun s’invente les histoires dont il à besoin pour comprendre le monde et s’en faire accepter, des histoires d’amour ou d’abandon qui, comme de protecteurs manteaux d’hiver, nous enveloppent de leurs métamorphoses.


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