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Un trouble passager

C’est une image, non c’est un trouble passager qui a tout d’abord retenu mon attention. Une image éphémère, elle disparaît aussi vite qu’elle est apparue, au point de me faire douter de son existence même. On a tous en soi de ces images. Des épiphanies. Il faisait très doux, le ciel couvert de nuages compacts laissait percer à jour épisodiquement des trouées d’azur d’un bleu irréel, ouverture fugace qui se refermait très vite, comme un rideau sur la scène d’un théâtre à la fin de la représentation, comme la page d’un livre qu’on tourne, la phrase reste un court instant en suspend, entre les deux mon cœur balance, mais on retient son geste cherchant à ralentir le temps, à le suspendre, en vain, avec l’illusion sans doute un peu puérile de pouvoir le maîtriser, le contraindre, à sa guise, mais tournons la page et passons à l’image suivante, le temps d’un battement de cils. Ce que retient cette image précieusement enfermé, prisonnier. Dans le trou noir de sa béance, le néant de sa posture.

Je voyais partout en ville des signes de ta présence, pendant des années je les avais soigneusement préparés, façonnés, aujourd’hui j’en payais le prix fort, je te voyais à chaque coin de rue, les traits de ton visage dans celui de toutes les femmes que je croisais, et même parfois dans ceux des hommes, la détresse et la mélancolie s’étaient emparées de moi. Je te voyais partout. Dans les couloirs du métro. Dans la rue, je suivais des inconnues qui ne te ressemblaient pas vraiment, mais je voulais croire que c’était toi. Tout m’échappait. Ton absence envahissait mes rêves et mes jours. Des signes. Un regard, un sourire, le plissement de la commissure de tes lèvres, l’index caressant nonchalamment le dessus du sourcil, distraite, ailleurs. La manière de relever tes cheveux, de mordiller l’ongle de ton pouce en réfléchissant avant de répondre à une question, de soupirer quand il faisait un peu chaud. De fermer les yeux quand je t’embrassais en prétextant vouloir garder l’image intérieure.

Je reviens encore une fois sur cette pointe de l’île Saint-Louis, c’est un lieu si familier j’ai parfois du mal à y croiser d’autres personnes, habitants ou touristes qui y passent, sans un certain dédain, un rejet, parfois même du mépris. Cet endroit est le mien, les souvenirs pêle-mêle me reviennent dès que je m’en approche. L’ombre des feuilles des arbres marbre la pierre sombre du parapet. Comme à mon habitude je m’approche du bord dont le surplomb sur le quai évoque la proue majestueuse d’un navire voguant sur la Seine en silence. Dans l’ombre des platanes du quai, mon regard se perd au loin. Je sens le jeu vibratile des ombres et des lumières autour de moi, leur chaleur enrobante, leur danse envoutante. Je baisse les yeux, mes mains posées à plat sur la pierre nue. Je vois ton visage se dessiner lentement, dans l’image qui tremble comme sur les plis d’un rideau. Leurs vagues évasives oscillent sous l’effervescence du vent. L’ombre se transforme à son rythme, son battement de cœur.


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