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Assemblage (texte et vidéo) de Pierre Ménard

La forme détournée de l’abécédaire est un genre voué à la célébration de l’acte créateur (le livre des livres). Cette année j’ai décidé d’aborder l’abécédaire par la vidéo. Deux fois par mois, je diffuserai sur mon site, un montage d’extraits de films (à partir d’une sélection d’une centaine de mes films préférés : fiction, documentaire, art vidéo) assemblés autour d’un thème. Ces films d’une quinzaine de minutes seront accompagnés sur le site par l’écriture d’un texte de fiction.

Ce projet est un dispositif à double entrée : un livre et un film. Le film est un livre. Le livre est un film. Ce livre dit qu’il est à voir, ce film montre qu’il est à lire.

H comme Histoire : la vidéo



Et donc ce sera

Où est l’ami que partout je cherche ? Dès le jour naissant, mon désir ne fait que croître. Quand le jour s’achève...

Je voudrais qu’elle me raconte des histoires comme le faisait ma mère le soir au moment du coucher, avant de m’endormir. Je n’arrivais pas à fermer les yeux sans cela, j’avais besoin d’entendre sa voix pour me sentir apaisé et parvenir à m’endormir enfin.

Les gens ne comprennent pas, ils croient que c’est leur physique qui m’attire, mais pas du tout, je fais totalement abstraction du corps de celles que je traque. Je cherche la voix de ma mère. J’ai toujours souffert de ce manque.

La première fois que je l’ai vue dans mon quartier c’était au rayon frais d’un centre commercial. Une jeune inconnue se tenait devant l’empilement des fruits, se demandant la sorte de pommes qu’elle allait acheter, hésitant entre Golden bio et Reinettes. Elle accordait à ce choix pourtant banal beaucoup d’attention. Une vendeuse qui cherchait à l’aider lui demanda si elle avait besoin d’un renseignement. On va pas y passer des heures, entendis-je dans le silence de ma tête. Et c’est là que la femme lui répondit par une question : lesquelles sont les plus sucrées ? c’est pour une tarte. Elle attendait la réponse de la serveuse qui tardait à venir, elle était à ce moment-là isolée du monde entier, hors cadre, ailleurs, et j’étais seul à la voir, mais surtout à l’entendre, car bien plus que sa beauté, c’est à peine si j’avais regardé sa silhouette élancée, ses cheveux bouclés qui lui mangeaient le visage, car c’est sa voix qui me renversait, son charme si particulier et cet accent chantant à peine perceptible qui m’envoûtaient. Elle ne voyait ni n’entendait les gens qui passaient derrière ou ceux qui voulaient accéder au rayon frais.

Je l’observai pendant tout ce temps avec anxiété. Puis elle s’éloigna et disparut dans la foule tandis j’étais assailli par une peur insurmontable, peur de ne plus la retrouver parmi les milliers d’habitants de Marseille, irrité aussi, agacé par son abandon soudain, un désir angoissant de la retenir et de lui parler. Je suis rentré chez moi très nerveux et triste.

Je suis revenu régulièrement dans cette supérette. Je me plaçais au même endroit, rayon frais, où je l’avais rencontrée la première fois. Mais elle n’est jamais revenue. Pendant les semaines qui suivirent, je n’ai pensé qu’à elle, sa voix me manquait, je voulais l’entendre.

Un après-midi, alors que je ne pensais pas à elle, un des rares moments où cela m’arriva ces dernières semaines, je la croisais par hasard dans la rue. Elle marchait sur le trottoir d’en face, d’un pas décidé comme quelqu’un qui se rend à un rendez-vous. Je voulus y voir un présage. Je ressentis une émotion indescriptible. J’avais tellement pensé à elle, imaginé tellement de choses, qu’en la voyant je ne savais plus quoi faire. J’ai paniqué, j’ai eu peur de la perdre de nouveau, il fallait que j’intervienne rapidement avant qu’elle s’en aille à nouveau, mais comment faire ? Je n’avais jamais abordé une femme, interdit face à elle, sans savoir comment m’y prendre, quels mots choisir, quelle attitude avoir, sous le coup de la confusion et de la timidité. Mais je me suis lancé.

Elle n’a pas compris tout de suite ce qui lui était arrivé, où elle se trouvait, j’avais placé un bandeau sur ses yeux. Elle ne pouvait rien voir. J’ai essayé de lui expliquer qu’elle n’avait rien à craindre, je voulais être son ami, elle semblait ne pas entendre ce que je lui expliquais. Elle s’est mise à crier, à gesticuler, je devinais ses larmes sous le tissus du bandeau. Je l’ai supplié d’arrêter de crier, cela risquait d’abîmer ses cordes vocales, je tenais à sa voix comme à la prunelle de ses yeux. Elle ne comprenait pas. La violence de sa capture appelait les cris, les gesticulations. La douceur de ma voix la troublait. Mes explications ne servaient à rien. J’ai préféré la laisser retrouver son calme. À force elle allait bien finir par arrêter de pleurer et de geindre.

Après plusieurs semaines de remontrances, de rigueur et de contraintes, fatiguée, à bout, elle a commencé à m’écouter et à m’obéir.

Quand le jour s’achève, je le cherche encore.

Elle avait peur de moi, je ne voulais pas qu’elle ait peur, je faisais tout pour la calmer, la rassurer, retrouver la voix que j’avais entendue par hasard à la supérette et qui soudain m’avait saisie, c’était elle que je cherchais depuis si longtemps sans parvenir à retrouver avec précision son grain de voix, sa tessiture si particulière. J’avais dû m’y reprendre à plusieurs reprises, malgré de nombreux échecs, mais aujourd’hui je sentais que c’était la bonne. Je devais me faire respecter sans lui faire peur. Je ne devais pas entendre sa voix vibrer, trembloter de sanglots même imperceptibles, lorsqu’elle me raconterait des histoires, elle devait se sentir suffisamment en confiance pour se libérer et parvenir à me les raconter, sans que j’ai besoin de la forcer, de hausser le ton, de la menacer. Je n’aimais pas ça, il ne faut me croire.

Cela m’a pris de longues journées de douceur et de persuasion, de menace discrète, de violence souterraine et détournée, pour qu’elle retrouve cette voix qui me fascinait tant. Lorsque je fermais les yeux, c’était ma mère que j’entendais. Un jour je lui ai dis, comme un aveu, j’ai senti une ombre glisser sur son visage, un pli trembler au niveau de la commissure de ses lèvres, j’ai compris qu’elle se moquait de moi, pas ouvertement bien sûr, elle avait bien trop peur, mais elle ne pouvait pas comprendre la beauté de ce que je cherchais, ce qui me motivait, l’absolue pureté de ma quête. Je l’ai frappée, c’était plus fort que moi. Je n’ai pas pu retenir mon coup. J’en ai été immédiatement désolé en même temps que soulagé, je l’ai soignée avec une telle gentillesse qu’elle a fini par se calmer.

« On sonne de la trompette, tout est prêt, mais personne ne marche au combat. Car ma fureur éclate contre toute multitude. L’épée au dehors, la peste et la famine au-dedans ! Les hommes des champs meurent par le fusil. Ceux des villes par l’épidémie ou la famine. Les fuyards qui en réchappent, ils seront sur les montagnes comme les colombes roucoulantes tous gémissants, chacun sur son iniquité, toutes les mains seront affaiblies, les genoux fléchiront et la terreur les enveloppera : ni leur argent ni leur or ne pourront les sauver au jour de la fureur de l’Éternel. Ça ne leur coupera pas la faim, ni ne leur remplira l’estomac, mais les entraînera vers le pêché ».

Pour lui expliquer le ton que je souhaitais obtenir lorsqu’elle me raconterait ses histoires, il a fallu que je lui fasse entendre un vieil enregistrement de la voix de ma mère. Ma mère est morte il y a cinq ans déjà. Je suis inconsolable. Il n’y a pas un jour où Je ne pense pas à elle. J’écoute très souvent les enregistrements sonores de ma mère, mais ce n’est plus pareil, à force de les écouter en boucle je ne parviens plus à attendre sa voix, j’entends tout ce qu’il y a autour, derrière, mais tout ces détails effacent la beauté fascinante de sa voix. J’aurais continué à l’écouter même si mon intérêt pour cette bande s’était émoussé avec le temps, mais j’ai cessé de le faire le jour où j’ai entendu par hasard la voix d’une femme qui était si proche de celle de ma mère que j’ai eu l’impression de l’entendre revenue d’entre les morts. J’étais assis dans la salle d’attente chez mon médecin. Deux personnes devaient passer avant moi. Et j’entendis une patiente que je n’avais pas vue entrer, la porte s’était refermée derrière elle lorsque j’étais entré. C’est là que j’ai eu l’idée, c’est là que tout a commencé. Je n’ai pas voulu attendre qu’elle sorte, c’était mon tour de consulter le médecin après elle, j’ai préféré m’enfuir en courant, avec cette voix bourdonnant mes oreilles. Ne pas être déçu par son visage et la différence inexorable qu’il creuserait en moi par rapport à la figure inoubliable de ma mère, ineffaçable. Je me suis dit, cette voix existe, je dois la trouver. Je dois la voler. La parfaire. Je vais la garder pour moi tout seul. Je pourrais vivre avec elle et l’écouter me raconter des histoires comme ma mère le faisait lorsque j’étais enfant.

Mais quelles histoires voulez-vous que je vous raconte ? m’a-t-elle demandé en pleurnichant. C’est à vous de voir, ce n’est pas à moi de les inventer, lui ai-je répondu un peu sèchement. Je veux être surpris, emporté. Si vous n’avez pas d’imagination, racontez moi pour commencer les livres que vous avez lus comme s’il s’agissait d’histoires à vous. Je me souvenais avoir assisté, il y a un an ou deux, à une performance dans une bibliothèque, je ne sais plus comment ils appelaient cela, bibliothèque humaine ou bibliothèque vivante ?

Les livres sont vivants et ils me parlent.

Je suis curieux d’entendre votre histoire.

L’idée se fondait sur une volonté de rencontrer l’autre. Tout un chacun pouvait être l’auteur d’un savoir et le mettre en partage. Un groupe de personnes volontaires travaillait à devenir des livres et à être consultées par le public. Il s’agissait pour chaque livre d’un point de vue d’une personne sur un sujet, sur un thème, une histoire. Celles et ceux qui donnaient corps à la bibliothèque étaient les acteurs de la société comme nous le sommes tous, quel que soit le rôle que nous y jouons et quelle que soit notre importance. Pendant une vingtaine de minutes, le livre, c’est comme ça qu’ils se présentaient, racontait une histoire le concernant en tête à tête à son lecteur. Un pan de sa vie, elle partageait un savoir ou abordait une question qui la concernait directement. Le lecteur disposait d’un choix de livres variés. La langue se travaillait non pas à l’endroit de l’interprétation mais là où il était possible de la faire résonner comme un objet plastique, de la faire entendre comme un jeu de sens multiples.

Mon cœur s’enflamme, je vois ses traces.

Pour commencer, je lui ai fait lire les passages de certains livres de ma bibliothèque.

« Il était une fois, il y a longtemps, un vieux moine dans un monastère orthodoxe, il s’appelait Pamve. Il planta un arbre sec, comme celui-ci, sur une montagne. À son disciple, un moine nommé Johan Kolov, Pamve dit d’arroser l’arbre chaque jusqu’à ce qu’il s’épanouisse. Chaque matin à l’homme Johan remplissait un seau d’eau et se mettait en route. il gravissait la montagne pour arroser le tronc sec, et chaque soir, il rentrait au monastère. Trois ans s’écoulèrent ainsi. Et un beau jour, en arrivant au sommet de la montagne il vit son arbre couvert de fleurs ! »

Je cherchais à retrouver la précision de son timbre qui m’évoquait celui de ma mère. Je lui ai fais moduler sa voix au cours de sa lecture. Plus vite, plus bas, moins fort, plus sensuel. Elle avait du mal à suivre, mais avait fini par y parvenir. Après de longues heures de travail acharné.

Je vois ses traces où la sève monte de la terre, dans le parfum d’une fleur et le chaume sous le vent.

Tu connais les grandes histoires d’amour, pas de baisers, pas de baisers... Rien de rien, très pur... mais grandes. Les sentiments inexprimés ne s’oublient jamais.

Certaines de ses histoires étaient plus captivantes que d’autres. Mais elle ne me racontait que des histoires de mort jamais d’histoires d’amour. Ce que j’aimais cependant c’était quand j’avais l’impression d’entendre une histoire inédite, totalement inventée. Un privilège.

Je me souviens par exemple de celle d’un capitaine, abattu mystérieusement au cours de la débâcle de juin 1940 par un parachutiste allemand. Mais cette mort intriguait, traversait toute la mémoire et les pensées de son cousin, simple cavalier qui cherchait à en comprendre le sens. Le capitaine aurait-il cherché à mourir ? Enquêtant sur tous les événements et les souvenirs qui pouvaient élucider cette question, ce mystère devint son obsession, presque une raison de vivre. Car la mort le hantait. Un prisonnier du camp où le jeune homme avait été retenu et où il était venu interroger un ancien jockey d’écurie, l’avait aidé. À la fin de la guerre, son enquête l’avait mené vers la jeune veuve du capitaine…

Une autre histoire m’avait passionnée, elle l’avait racontée avec une telle conviction et de ressorts dramatiques saisissants, que j’en étais tout surpris.

Chaque matin, avait-elle commencé, dans le café où elle prend son petit déjeuner, une éditrice observe un couple qui, par sa complicité et sa gaieté, irradie d’un tel bonheur qu’elle attend avec impatience, jour après jour, le moment d’assister en secret à ce spectacle rare et réconfortant. Or, l’été passe et, à la rentrée suivante, le couple n’est plus là. Elle apprend alors qu’un malheur est arrivé. Le mari, riche héritier d’une compagnie de production cinématographique, a été sauvagement assassiné dans la rue par un déséquilibré. Très émue, elle décide de sortir de son anonymat et d’entrer en contact avec sa femme, qui est devenue un être fragile, comme anesthésié par la tragédie. Dans l’entourage de son entourage, elle rencontre le meilleur ami du mari, et elle comprend vite que les liens que cet homme tisse avec la jeune veuve ne sont pas sans ambiguïté. Bien au contraire : cette relation jette une ombre troublante sur le passé du couple, sur la disparition du mari, sur l’avenir de sa femme et même sur celui de l’éditrice.

Je retrouvais en l’écoutant me raconter ces histoires, l’exacte diction de ma mère, son phrasé si particulier, à la fois lent mais avec une tension dans les graves qui me troublait à chaque fois que je l’entendais.

L’histoire de cet homme qui se sépare de sa compagne après une conversation au téléphone, déchire en plusieurs morceaux sa photographie, qu’un homme, qui écoutait tout derrière la porte, décide de raconter.

C’est d’ailleurs étrange, lui fis-je remarquer non sans malice, comme les choses prennent du sens lorsqu’elles finissent. Le léger tremblement de sa commissure me fit chavirer, je compris à cet instant précis que notre relation entrait dans une nouvelle dimension. Au-delà du lien qui nous unissait désormais, je saisissais que ce qui me fascinait désormais dans sa voix, c’était la peur retenue, enfouie, que j’avais lentement façonnée en elle, que j’entendais avec délice.

C’est parce que c’est que l’histoire commence.

À l’hôpital, le vieil homme, atteint de scorbut et déjà à moitié aveugle, raconte la veille de sa mort à un docteur sa rencontre avec son meilleur ami dans les couloirs du tribunal, après la clôture du procès. J’ai bien peur que vous ne soyez devenu fou, lui fait remarquer le docteur. Vous allez tous nous enterrer avec votre plaidoyer. Le vieil homme lui répond avec une étrange expression sur le visage, qui ressemble à l’ombre d’un sourire : « Vous devriez connaître les rites de l’enterrement juif : à l’instant où l’on se prépare à transporter le mort de la synagogue au cimetière, un des serviteurs de Jahvé se penche sur le défunt, l’appelle par son nom et lui dit à voix haute : Sache que tu es mort ! » Puis il se tait un instant et ajoute : « Excellente coutume. »

Dans mon soupir et l’air que je respire, je sens son amour. J’entends sa voix dans le vent d’été.

L’ennemi n’existe pas. Beaucoup de choses arrivent en même temps. Tout ceci est de la fiction. Les histoires n’existent que dans les histoires, alors que la vie s’écoule au fil du temps sans produire des histoires.

C’est d’ailleurs étrange comme les choses prennent du sens lorsqu’elles finissent. C’est parce que c’est que l’histoire commence.


LIMINAIRE le 29/03/2024 : un site composé, rédigé et publié par Pierre Ménard avec SPIP depuis 2004. Dépôt légal BNF : ISSN 2267-1153
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