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L’art de perdre à pas lents

Walker, soldat engagé dans le Débarquement de Normandie, loin de sa Nouvelle Écosse natale, se souvient par bribes des préparatifs au jour J, du chaos des combats aux vengeances des SS en déroute. Walker revient sur les souvenirs à l’origine de son traumatisme. Dans l’impossibilité de revenir chez lui, depuis son retour, Walker marche : à New-York, à Los Angeles, à San Francisco ; et l’incessant vacarme de ces villes anonymes, en pleine transformation, le renvoie à ses blessures et à sa solitude. Cette peinture d’une Amérique des années 50 est un long poème en prose, dans une forme déstructurée, sans réellement d’intrigue, car Walker est juste un homme qui se promène et observe le monde qui l’entoure, une Amérique qui se replie sur elle-même : « Il marche, Walker. C’est son nom et sa nature… »

Walker, ou l’art de perdre à pas lents, Robin Robertson, traduit de l’anglais (Écosse) par Josée Kamoun, Editions de l’Olivier, 2020.

« Et elle était là : renflée,
brasillante, vague debout,
ruine légendaire fumante, tours neuves dressées
sur le bleu,
arroi en bon ordre et d’ivoire et d’or, éclat,
glamour de lumière enfouie
tandis qu’autour d’elle tournait le monde
très lentement
ce matin d’automne, frappé d’étonnement.

Et elle se posait là, observant
s’avancer vers elle
le camionneur et le jeune homme,
sous les pylônes, les fils, les poteaux télégraphiques,
devant des entrepôts, des parcs de conteneurs,
des terrains vagues, entre les longs
paluds huileux, les décharges à ciel ouvert, les marécages,
avant de s’enfoncer
sous l’Hudson pour ressortir
de l’autre côté
et découvrir l’humidité noire
des rues vides, dépotoirs.
Disparue, la ville.
« Allez voir sur les docks. Ils ont toujours besoin de quelqu’un. »

*

Elle était en moi, elle brûlait comme un feu de mine. La route.

Là-bas à Broad Cove, sur l’île, le travail c’était la mine ou les bateaux.
On prenait la manière des anciens – long regard vers le large –, on devenait une vieille ronce que le vent tord à sa forme, son grain suivant le grain du temps ; casquette en toile, habits de tweed, visages rouillés, osseux, les yeux mouillés, des silences qui duraient des semaines ; les femmes qui tordaient leurs mains rougies, les torchons, le cou des poulets, tout pour ajouter au silence.

*

Il marche, Walker. C’est son nom et sa nature.
Rangées d’immeubles, tous les mêmes,
portes et fenêtres, gens qui entrent, un œil dehors ;
dedans : des couloirs, des escaliers, des couloirs, des escaliers,
puis encore des portes, qui s’ouvrent qui se ferment.
Des rues et des rues d’immeubles, toutes pareilles.
Des gens, tous pareils.

Le chaos, la couleur : tout ce qui
bouge sur le trottoir et la chaussée, droites
et diagonales. Drugstores, épiceries,
bistrots, diners. Missions. Bars.
Blocs. Coins de rue. Carrefours.
Un cageot qui tombe, un enfant qui crie ou une voiture
qui pétarade : le revoilà en France,
et ce goût dans sa bouche. Pièces de monnaie. Cordite. Sang.
Tout ce bruit. Toute cette lumière. Nulle part où délasser l’œil. Nulle part où se cacher. Voilà donc ce qui se passe entre une nuit et la nuit qui la suit : le jour. Répétition sans fin d’un spectacle dont la distribution change tout le temps sans jamais être au point. Les objets glissent des mains. On se bouscule. On trébuche sur le bord du trottoir. Chaque porte, chaque fenêtre qui s’ouvre et qui se ferme, les autos qui filent au ras, les vendeurs ambulants qui crient, les gosses qui piaillent, les charrettes à cheval, trolleys, camions de livraison. Des gens pressés, ici, là, là-bas, raccordés à une sorte de réseau. Peut-être que vu d’en haut un plan se dessinerait, comme le circuit d’un train électrique. Mais pas à mon niveau. Tout va trop vite, il y a trop de monde et trop de voitures et je me cramponne à ce panneau stop parce que j’ai pris peur, je sais que je vais mourir.

Mauvaise migraine à force de couleurs qui se heurtent, de lumière effilée,
de soleil partout déployé en bannières blanches.
Pas une ombre dans ce monde.

*

La route invisible sous une neige épaisse : une terre propre arrondie aux angles, fluide et éblouissante jusqu’à l’ardoise de l’océan. Seule couleur, le lichen accroché aux rameaux, lumineux comme du pollen, et là-bas, à la maison, les baies du sorbier, un bras tendu en travers de la porte.

*

Nuit.

La ville a disparu.
À sa place ce dédale de pierre grise, cette
géométrie verrouillée d’ombres, noires impasses,
d’angles télescopés vers le ciel, symétries qui se brisent
et se redressent d’un seul coup.
Les Z verts des escaliers de secours ; les fils qui s’entre-
croisent sur ce qui reste de lumière
en mailles serrées.
Les immeubles se referment,
voie sans issue, puis
s’ouvrent d’un élan vers l’avenir neuf ; redites,
demi-tour, erreur, perte.

*

Mon père sur le pas de la porte : « La guerre c’était une chose, en voilà bien une autre. Tu es le premier de chez nous à partir depuis cent soixante-dix ans. »

*

Il voulait voir ce pays, il l’a vu :
les bancs de Hanover Square à l’aube,
le Fanelli, le Spot, le White Horse,
les parcs, les prêteurs sur gages, les diners à quinze cents,
le Green Door, le Marathon, le Garden Bar,
une arcade dans Beekman Street, où prendre un verre à la nuit close.

Il surprenait son reflet dans une vitrine :
le gamin aux cheveux bouclés avec sa canne à pêche ;
le soldat blanc efflanqué, les yeux vides,
toujours plus hâve.

Il marche parmi des fantômes.
Sans jamais croiser le même visage.
Il s’orientait grâce au soleil
quand il le trouvait entre les immeubles, les canyons.
Les métros sont des rivières souterraines,
en crue éclair toutes les cinq minutes,
sous la pulsation des gens.
Des gens venus de partout, toutes couleurs, une centaine de langues :
italien, polonais, russe, allemand, yiddish,
espagnol des Mexicains, des Portoricains,
du chinois à l’oreille – comme une bande qui passe à l’envers, en accéléré.

Des gens ; tout comme lui.
Ayant abandonné la campagne pour la ville,
l’ennui pour la peur, les visages
se rassemblent dans ces rues
comme des spectateurs dans un rêve.
Ils voulaient être anonymes,
pas avalés tout crus, pas disparaître.
Maintenant ils passent leurs journées sur South Street
ou dans Battery Park, leurs nuits
dans les asiles de la Bowery, les hôtels-cages,
serrés comme des harengs dans la nasse. »

Walker, ou l’art de perdre à pas lents, Robin Robertson, traduit de l’anglais (Écosse) par Josée Kamoun, Editions de l’Olivier, 2020.

La Bowery sous les ombres du métro aérien de la 3e Avenue dans les années 1940 – Andreas Feininger, Getty Images.

And there it was : the swell
and glitter of it like a standing wave —
the fabled, smoking ruin, the new towers rising
through the blue,
the ranked array of ivory and gold, the glint,
the glamour of buried light
as the world turned round it
very slowly
this autumn morning, all amazed.

And it stayed there, watching,
as they made toward it,
the truck-driver and the young man,
under pylons, wires, utility poles,
past warehouses, container parks,
deserted lots, between the long
oily marshes, landfill sites and swamps,
before slipping down
under the Hudson, and coming up
on the other side
to find a black wetness
of streets trashed and empty
and the city gone.

"Try the docks.They can always use men."

*

It was in me, burning like a coal-seam fire. The road.

Back there in Broad Cove, on the island, it was just working the mines or the boats. Taking on the habit of the old ones — the long stare nut to sea — becoming like a thorn tree, twisted hard to the shape of the wind, its grain following the grain of the weather ; cloth caps and tweed, ruddy, raw-boned faces, wet eyes, silences that lasted weeks ; the women writwing red hands or dishcloths or the necks of chickens just to make more silence.

*

He walks. That is his name and nature.
Rows of buildings, all alike,
doors and windows, people going in, looking out ;
inside — halls and stain, halls and stairs,
and more doors, opening and closing.
Street after street of buildings, all the same.
People, all the same.

The clutter and color : everything moving
on the street, and across it, straight lines
and diagonals. Drugstores, grocery stores,
snack joints, diners. Missions. Bars.
Blocks. Corners. Intersections.
A dropped crate or a child’s shout, or car
backfiring, and he’s in France again,
that taste in his mouth. Coins. Cordite. Blood.

So loud. And bright. No place to ease the eyes. To hide. So this is what happens between one night and the next : this is day. A never-ending rehearsal with a cast that changes all the time but never gets it right. Dropping things. Walking into each other. Tripping on the curb. Every door, every window, opening and closing, automobiles sliding past, the calls of the vendors, shrieks of children, hones and carts, trolley-cars and delivery trucks. People in a hurry, in every direction, wired to some kind of a grid. Maybe from up high you could see a plan for it all, like a model-train layout. Not down here though. Everything’s going too fast and there are too many people and cars and I’m holding on to this stop-sign because I’m frightened and I know I’m going to die.

A hard migraine of color-clash, daggering light,
and sun laid out everywhere in white flags.
Not a shadow in this world.

*

The mad invisible under heavy snow : a clean and softened landfluent and dazzling down to the ocean’s slate. The only color is the lichen clinging to twigs, bright as pollen, and back at the house, the berries of the rowan tree, one arm across the door.

*

Night.

The city’s gone.
In its place, this gray stone maze, this
locked geometry of shadows, blind and black,
and angles hurt into the sky, symmetries breaking
and snapping back into line.
The green Zs of fire-escapes ; wires criss-
crossing what’s left of the light
to a tight mesh.
The buildings close
around a dead-end, then
spring open to the new future : repetition,
back-tracking, error, loss.

*

Father just stood at the door. "The war was one thing, but this is another. You’re the.first of us to leave in a hundred and seventy years."

*

He wanted to see this country, so he did :
the benches of Hanover Square at dawn,
Fanelli’s, the Spot, the White Horse,
the parks, the pawn shops, the 15-cent diners,
the Green Door, the Marathon, the Garden Bar,
a Beekman Street archway with a drink after dark.

He’d surprise his reflection in a store window :
see the curly-haired boy with his fishing pole ;
the skinny white soldier with blank eyes,
getting thinner.

He walks among ghosts.
Never sees the same face twice.
He navigated by the sun
when he could find it between the buildings, the canyons.
The subways are rivers, underground,
flash-flooding every five minutes
in a pulse of people.
People from all over, all colon, a hundred languages :
Italian, Polish, Russian, German,Yiddish,
Spanish from the Mexicans, the Puerto Ricans,
that Chinese - like a tape running backward, at speed.

People ; just like him.
Having given up the country for the city,
boredom for fear, the faces
gather here in these streets
like spectators in a dream.
They wanted to be anonymous
not swallowed whole, not to disappear.
Nov they spend their days on South Street
or down at the Battery, their nights
in the Bowery flophouses, the cage-hotels,
tight packed like herrings in a creel. »

The Long Take, Robin Robertson, Picador, 2018.

Turk Street, San Francisco, dans les années 1950

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