| Accueil
Comme une tentative, sans doute magique, de toucher à distance

Lecture croisée de L’imagement de Jean-Christophe Bailly et de Magdaléniennement de Dominique Fourcade

Dibutade, Joachim von Sandrart, 1675, Gravure extraite de la Teutsche Academie

« Et lorsque nous-mêmes nous envisageons le geste inaugural qui aurait fait basculer il y a trente mille ans les hommes dans la possibilité de la figure, ou lorsque, en d’autres termes, nous tentons de nous représenter le champ de l’apparition pariétale, nous ne devons pas oublier, si pratique que puisse être, pour reprendre le sous-titre du livre de Bataille sur Lascaux, l’idée d’une « naissance de l’art », nous ne devons pas oublier que cette idée n’est que la nôtre et qu’à aucun moment, pour ce que l’on peut en savoir, il ne fut question d’art pour les hommes de ce temps. Si l’on sait à quoi et même à qui pensait Dibutade, jeune fille de !’Antiquité grecque et, comme telle, en un sens déjà très proche de nous, nous ne savons pas du tout à quoi pensèrent les hommes de l’aurignacien lorsqu’ils réalisèrent les extraordinaires peintures que la décou­verte de Chauvet a révélées au monde. Il est clair, et c’est la seule chose que l’on puisse dire avec certitude, et malgré tout elle n’est pas mince, il est clair qu’ils pensaient aux bêtes, aux animaux, et que ceux-ci, quels qu’aient pu être par ailleurs les motifs qui les convoquèrent sur les parois des grottes, les hantaient.

Ce qui signe pour nous l’apparition des hommes à eux-mêmes, ce n’est pas une image de l’homme mais les images qu’ils eurent à produire d’autres vivants qu’eux. Comme l’a écrit récemment Camille Fallen, tout se passe « comme si l’homme [...] s’était vu naître à partir de l’autre, à travers tout un bestiaire mais sans lui [1] ». Que l’on privilégie les hypothèses chamani­ques, la thèse d’une ritualisation ayant ou non partie liée avec la chasse, ou que l’on penche plutôt vers une approche esthétique des figures sans se prononcer plus avant sur ce qu’elles peuvent indiquer d’une mythologie perdue, il reste qu’on ne peut cesser de voir en elles les traces d’un effort d’intelligibilité, les traces les plus anciennes d’une lecture du monde à travers le dessin net et magnifiquement inspiré des chevaux, des rhinocéros ou des lions, quelque chose est retenu, quelque chose s’inscrit, un souvenir du monde vivant s’imprime et se suspend. Même si avec ce qui nous vient de cet univers de chasseurs-cueilleurs enfoncés dans une nuit des temps quasi inconnue nous sommes très loin de ce qui a pu éclore dans le monde déjà pleinement historiai des Grecs, il reste que ce qui vient se configurer comme origine est organiquement lié, dans les deux cas, à la puissance d’un mouvement d’affect et que ce mouvement, que nous rapportons à l’art, se’ st intégralement déployé, comme tourment mais aussi comme preuve, dans une sphère d’impulsion qui n’a pu rejoindre celle de l’art qu’après coup, dans notre jugement.

Grotte Chauvet 2 - Ardèche. Photo Patrick Aventurier

Ici nous touchons un point que les deux récits d’origine — celui, fictif mais institué, de Pline l’Ancien et celui, fictif et imaginaire, de l’art pariétal — nous aident à circonscrire si nous les entendons bien, c’est-à-dire si nous parvenons à les extraire de la gangue destinale qui les nimbe. « Le premier (ou la première) qui... » nous engage sans doute et il engage toute l’humanité, mais sans le savoir ni le vouloir. Au moment où les gestes qu’il fait convergent vers ce qui sera pour nous le geste de l’art, il n’est pas tout l’homme ou toute l’humanité, il n’érige aucun piédestal et n’institue aucune future majuscule. Peut-être est-ce depuis ce socle et cette majuscule que l’Homme, tout entier requis par une émotion narcissique rétrospective, les contemple, mais de cela ils n’eurent cure : Dibutade, à la lueur d’une lanterne, cherchait à conjurer une absence à venir, les hommes de la préhistoire, à la lueur de flambeaux, déposaient sur les parois d’un monde souterrain les figures divines d’un dehors qui les hantait. Et ce que je crois, c’est qu’entre ces scènes nocturnes discrètes, lointaines et même, dans un cas, privée et la grande saga d’une histoire de l’art tout occupée à légitimer son devenir par la fabrication d’une origine héroïsée, il y a un véritable hiatus.

Dès lors ce sont des gestes qui viennent et non plus un seul geste. Ou du moins la pensée de ce geste doit-elle se détendre, et s’étendre à toute une chorégraphie de gestes et d’écarts, de ruses, d’intuitions et sans doute aussi de ratages. Ce qui est convoqué de la sorte, c’est peut­ être moins la venue de l’art que la fabrication de sa possibilité, que la constitution lente et sans visée, sans telos, de son champ d’immanence. Par rapport à ce que sera ce champ, nous sommes encore hors champ, dans un espace où rien encore ne s’est fixé, et où la sphère esthétique comme telle n’existe pas encore, ce qui revient à dire qu’elle est en train d’advenir et de se constituer, mais via des gestes et des pensées qui ne pensent ni à elle ni comme elle. Donc ce n’est pas l’Homme qui se dresse et qui, fort de la station debout, du langage et de son pouce opposable, s’impose à lui-même et inaugure le grand récit de l’art, pour le plus grand contentement de ses chantres tardifs. Autour des feux, des cabanes, des campements, avec quelques outils, quelques pigments, beaucoup de frayeurs et aussi de joies, une agitation se produit, une agitation spirituelle, elle descend sous terre, emportant avec elle des images, des affects et des gestes techniques qu’elle essaye en broyant, en palpant, en crachant — en dessinant : de ce qui se passe ou s’est vraiment passé on ne sait rien ou presque, on ne peut que constater qu’il y a trente mille ans à Chauvet ont vécu ou sont venus des hommes qui ont laissé ces traces et que des traces de ce genre, dont on peut supposer de façon lacunaire les circulations, d’un gisement l’autre, ont continué de se propager pendant des millénaires, voilà tout, et quand nous rassemblons cela dans un geste, alors que ce soit sans effacer ce caractère de bricolage silencieux. Plutôt qu’à un brusque surgissement nous devons penser à des sortes de feulements ou de frôlements, à une venue lente et incertaine, peut-être extasiée mais certainement pas triomphante. »

L’imagement, Jean-Christophe Bailly, Seuil, Fiction & Cie, 2020

« Niedecker avait-elle conscience de l’art préhistorique de son ampleur de sa beauté ? je ne sais. Bataille si bien sûr. son implication dans Lascaux lui donnait accès à l’essentiel du domaine de cette poésie. simplement il était obsédé par les questions de l’essence de l’art et des origines de l’art. à l’époque où il a écrit son livre célèbre, Lascaux ou la naissance de l’art, paru en 1955 chez Skira, il ne pouvait savoir, parce que les découvertes n’avaient pas encore été faites, qu’il existait un art, pariétal et mobilier, encore beaucoup plus ancien que Lascaux, et peu importe, la question n’est pas là. les origines de l’art, les questions liées à la naissance de l’art, ne résident pas dans les œuvres d’art les plus anciennes connues, les plus reculées possible (et les limites elles-mêmes reculent sans cesse), elles résident dans l’aptitude involutive de ceux qui ont enfin été à même de faire cet art. enfin, mais pas à partir de rien. loin d’être les origines
de l’art, Lascaux est son déploiement. the issue at stake, l’indiscrétion même, le défi posé, mon père m’ayant conçu aveugle, ouverture magique et décret tragique, je ne peux séparer cette phrase du travail de Bataille sur Lascaux, pas plus que je ne puis l’ôter désormais, on me pardonnera, à l’expérience que j’ai faite moi-même de cette grotte quand j’avais vingt ans. elle, la phrase de l’enjeu, la défaite certaine, a été publiée en 1943, à peu près dix années avant que commencent les approches de Lascaux par lui en vue du livre, mais très peu de temps après la découverte de la grotte elle-même. je précise que rien n’indique que la phrase et la grotte aient eu le moindre lien dans l’esprit de Bataille, c’est dans le mien que les choses se conjuguent

mur du maquis :
le chef du réseau Alliance
est ma cousine par alliance

quand si intelligemment là B écrit que son père l’a conçu aveugle, il exprime une réalité factuelle confirmée par ses biographes. Jean-Aristide Bataille, son père, était effectivement atteint de cécité quand, tout début janvier 1897 je ne puis vous dire le jour exact, il a conçu, avec Marie-Antoinette Tournadre, son fils Georges. plusieurs interprétations sont nécessaires. déjà, tel que formulé par Bataille, c’est assez brutal, moi je n’ai jamais rien osé dire de mon père. il a écrit les choses avec une ambiguïté laconique et sûre d’elle, une mélancolie qui nous laisse interdits. en sorte que l’on puisse penser que c’est le fils lui-même qui est né aveugle, ce qui n’enlèverait rien à la cécité du père, mais plante une hérédité terrible. prise aux mots, et il faut prendre un événement tel que cette phrase aux mots, cela ferait de la vie un long chemin pour s’en sortir, mais qu’est-elle d’autre, ou y rester. ou y échapper par intermittence. Bataille le type qui a appris à voir, fragilement, sur le fil à côté des hirondelles. et qui, repris par l’aveuglement, a dû consentir au départ, en leur compagnie. on risque gros à jouer avec ça, le père, la cécité, le sexe, les hirondelles, on risque l’exode

quand si désespérément là si courageusement, prendre toute phrase aux mots surtout pour ce qu’elle a d’obscur, je dis ça mais vous faites ce que vous voulez

et N au point virginal où nous en sommes, sachant maintenant que le moins bon du moderne est tout sauf moderne ? il faut être gonflée, et avoir le sens de l’amusement au cœur du plus difficile, pour dire lit. au lieu de littérature, de plus à un interlocuteur pareil. laquelle, de littérature, aurait tout à gagner à se voir administrer une suite de petites claques brèves, de la sorte, simples, à la Lorine, incendies qui ont l’air de verre d’eau

excusez l’interruption je viens d’arriver à l’océan il y a eu voyage dépaysement le même chaque année de mon enfance

premier bain premier abîme
première femme de l’année
premier art pariétal, journée peur, journée fée

et si on décidait de s’en tenir là, c’est-à-dire à l’aveuglement comme base de la question de l’être. de toute façon la décision est déjà prise par une force qui occupe la place bien avant que nous arrivions. mais il y a aveugle et aveugle, aveugle parce que tu es né tel, ou avgl parce que la lumière de la grande poésie est aveuglante, en ce cas c’est aveuglé qu’il faut dire, e accent aigu, d’avoir trop regardé. dis-moi, est-ce bien cela, es-tu de l’espèce aveuglé, et si c’est le cas, l’es-tu parce que tu as trop regardé ? jamais je ne te demanderai ce que tu as regardé, ni si tu le regardes encore. mais il me semble que la poésie elle-même est aveuglée par le feu de nos regards sur elle, ce qui explique que nous nous retrouvions si gauchement dans le noir – elle, nous, le noir, passablement nus

au cours de ce dialogue tu ne m’as posé aucune question. je pense que ta ruse est de me contraindre à un monologue. j’espère arriver à dire où j’en suis par un détour. ou bien sais-tu déjà tout de moi. le moderne m’intimide. il est l’être de mon destin. mais je suis étonné par la force de notre désir l’un de l’autre, mon désir de lui, sans limite, intact, qui me semble aller de soi, et, alors là très surprenant, son désir de moi. la grande poésie nous désire, absolument sans pudeur, jamais je n’aurais cru faire cette découverte. le magdalénien, qui est donc le nom de l’une des époques modernes de l’humanité et qui m’aura marqué d’une façon que je n’ai commencé à comprendre que des années après en avoir fait l’expérience, je n’en reviens pas, je le redis, de sa force d’attraction, encore aujourd’hui il m’emporte. attraction sa force d’effraction en moi. et comme je suis à un moment de ma vie où toutes choses participent du même, je tire un bonheur illicite du rapport qui s’impose avec À la recherche du temps perdu par le biais de la grotte de la Madeleine, abri plutôt, on ne peut faire plus humble, qui a donné son nom de femme à l’époque. comme ça, avec une fidélité laïque, une réussite syllabique inégalée dans le génie de la nomination par des préhistoriens poètes. une femme-période majeure, un produit dérivé en nien, en niennement. un neutre adverbialement beau. temps retrouvé. Proust, ça je le sais, a joué toute sa vie du violon debout devant l’entrée de la grotte trempée de sa mère. tout au plus y aura-t-il mouillé, horrifié, en la tenant avec le pouce, l’index et le majeur, sa madeleine, entre les lèvres de celle-ci. tandis que moi j’ai pénétré la grotte. Georges Bataille aussi c’est en quoi nous sommes frères. ça nous aura rendus plus éblouis et moins voyants. mais dans cet autre monde pour ma part j’ai commencé de me désorienter »

Magdaléniennement, Dominique Fourcade, P.O.L., 2020.

[14. « Onoma » de(s)générations, n°18, « Vies anonymes », 2013, p. 7.


LIMINAIRE le 25/04/2024 : un site composé, rédigé et publié par Pierre Ménard avec SPIP depuis 2004. Dépôt légal BNF : ISSN 2267-1153
Flux RSS Liminaire - Pierre Ménard sur Publie.net - Administration - contact / @ / liminaire.fr - Facebook - Twitter - Instagram - Youtube