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Le crépitement de la vérité

C’est l’un des rares auteurs américains à avoir reçu deux fois le Prix Pulitzer : pour Underground Rail Road en 2017 et cette année pour Nickel Boys. D’une écriture toujours très limpide et pudique, Colson Whitehead relate le destin brisé d’un jeune noir brillant qui, suite à une erreur judiciaire, se retrouve dans une maison de correction, la Nickel Academy, un « endroit maudit », école de la torture et de l’humiliation, dans la Floride ségrégationniste des années 60. Ponctuée de belles citations de Martin Luther King, la narration adopte le point de vue des jeunes adolescents, entre effroi et résignation, espoir et révolte. Dans ce livre, l’auteur poursuit son exploration de la question raciale aux États-Unis.

Nickel Boys, Colson Whitehead, traduit de l’américain par Charles Recoursé, Terres d’Amérique, Albin Michel, 2020.

« Le cadeau qu’Elwood reçut pour Noël en 1962 fut le plus beau de sa vie, même s’il lui mit dans la tête des idées qui signèrent sa perte. Martin Luther King at Zion Hill était le seul disque qu’il possédait, et il ne quittait jamais la platine. Sa grand-mère Harriet avait quelques albums de gospel, qu’elle mettait uniquement lorsque le monde inventait une nouvelle manière de lui taper sur le système, et Elwood n’avait pas le droit d’écouter les groupes de la Motown ni aucune chanson populaire, du fait de leur caractère licencieux. Les autres cadeaux qu’il reçut cette année-là furent des vêtements — un pull rouge tout neuf, des chaussettes — et certes il les usa, mais aucun ne servit autant et à si bon escient que le disque. Chaque rayure, chaque craquement qui s’ajouta au fil des mois marqua une étape dans l’éveil d’Elwood, une compréhension nouvelle des paroles du Révérend. Le crépitement de la vérité.
Ils n’avaient pas la télé, mais les discours du révérend King étaient des tableaux si vivants — narrant tout ce qu’avait été et tout ce que serait l’homme noir — que le disque valait pratiquement la télévision. Voire la surpassait en majesté, comme l’immense écran du Davis Drive-In, où il était allé deux fois. Elwood voyait tout les Africains persécutés par le péché blanc de l’esclavage, les Noirs humiliés et opprimés par la ségrégations et la lumière à venir, lorsque s’ouvriraient les portes de tous ces lieux fermés à sa race.
Ces discours, enregistrés aux quatre coins du pays, à Detroit, Charlotte et Montgomery, jetaient un pont entre Elwood et le combat national pour les droits civiques. L’un deux lui donna même l’impression d’appartenir à la famille King. Tous les enfants connaissaient Fun Town, y étaient allés ou enviaient ceux qui y étaient allés. Sur la troisième piste de la face A, le révérend. King racontait que sa fille Yolanda brûlait d’envie d’aller à Atlanta pour visiter ce parc d’attractions. Elle suppliait ses parents chaque fois qu’elle apercevait le grand panneau depuis la voie rapide ou qu’une publicité passait à la télévision. De sa voix grave et triste, le révérend King dut lui expliquer le système de la ségrégation, qui laissait les petits garçons et les petites filles de couleur de l’autre côté du grillage. Lui exposer le raisonnement égaré de certains Blancs — pas tous, mais un nombre suffisant d’entre eux — qui donnait force et sens à ce régime. Il conseillait à sa fille de résister à la tentation de la haine et de l’amertume et lui assurait que même si tu ne peux pas aller à Fun Town, je veux que tu saches que tu vaux autant que tous ceux qui y vont ». C’était Elwood il valait autant que n’importe qui. À quatre cents kilomètres au sud d’Atlanta, à Tallahassee. Il voyait parfois des publicité pour Fun Town lorsqu’il se rendait chez ses cousins en Géorgie. Manèges spectaculaires et musique entraînante, enfants blancs tout sourire qui faisaient la queue pour les montagnes russes ou le mini-golf. Qui si harnachaient dans la Fusée atomique avant de s’envoler vers la Lune. À en croire la réclame, un bulletin de notes parfait, dûment tamponné par le professeur, donnait droit à une entrée gratuite. Elwood avait des A dans toutes les matières et conservait sa liasse de preuves pour le jour où Fun Town serait accessible à tous les enfants de Dieu, comme l’avait promis le révérend King. « J’ai de quoi y aller gratuitement pendant un mois, facile », disait-il à sa grand-mère, couché à plat ventre sur le tapis du salon, en suivant avec son pouce le contour d’une zone élimée.
Sa grand-mère Harriet avait récupéré ce tapis dans l’allée de Richmond après la dernière rénovation. Le secrétaire de sa chambre, la petite table de chevet d’Elwood et trois lampes venaient également du Richmond. Harriet y travaillait depuis ses quatorze ans, lorsqu’elle était devenue femme de ménage comme sa mère. Une fois Elwood au lycée, le gérant de l’hôtel, Mr Parker, lui avait clairement fait comprendre qu’il le prendrait comme portier quand il voudrait, un petit gars malin comme lui, et le Blanc fut déçu qu’Elwood préfère travailler au bureau de tabac Marconi. Mr Parker avait toujours été bon avec leur famille, même après avoir dû licencier la mère d’Elwood pour vol. »

Nickel Boys, Colson Whitehead, traduit de l’américain par Charles Recoursé, Terres d’Amérique, Albin Michel, 2020.

Extrait en version originale :

« Elwood received the best gift af bis life on Christmas Day 1962, even if the ideas it put in his head were his undoing. Martin Luther King at Zion was the only album he owned and it never lit the turntable. His grandmother Harriet had a few gospel records, which she only played when the world discovered a new mean to way work on her, and Elwood wasn’t allowed to listen to the Motown groups or popular songs like that on account of their licentious nature. The rest of his presents that year were clothes—a new red sweater, socks—and he certainly wore those out, but nothing endured such good and constant use as the record. Every scratch and pop it gathered over the months was a mark of his enlightenment, tracking each time he entered into a new, understanding of the reverend’s words. The crawle of truth.
They didn’t have a TV set but Dr. King’s speeches were such a vivid chronicle—containing ail that the Negro had been and all that he would be—that the record was almost as good as television. Maybe even better, grander, like the towering screen at the Davis which he’d been to twice. Elwood saw it all : Africans persecuted by the white sin of slavery, Negroes humiliated and kept low by segregation, and that luminous image to come, when all those places chosed to his race were opened.
The speeches had been recorded all over, Detroit and Charlotte and Montgomery, connecting Elwood to the rights struggle across the country. One speech even made him feel like a member of the King family. Every kid had heard of Fun Town, been there or envied someone who had. In the third cut on side A, Dr. King spoke of how his daughter longed to visit the amusement park on Stewart Avenue in Atlanta. Yolanda begged her parents whenever she spotted the big sign from the expressway or the commercials came on TV. Dr. King had to tell her in his sad rumble about the segregation system that kept colored boys and girls on the other side of the fence. Explain the misguided thinking af some whites—not all whites, but enough whites—that gave it force and meaning. He counseled hbis daughter to resist the lure of hatred and bitterness and assured her that "Even though you can’t go to Fun Town, you to know that you are as good as anybody who goes into Fun Town.
That was Elwood—as good as anyone. Two hundred and thirty miles south of Atlanta, in Tallahassee. Sometimes he saw a Fun Town commercial while visiting his cousins in Georgia. Lurching rides and happy music, chipper white kids lining up for the Wild Mouse Roller Coaster, Dick’s Mini Golf. Strap into the Atomic Rocket for a trip to the moon. A perfect report card guaranteed free admission, the commercials said, if your teacher stamped a red mark on it. Elwood got all A’s and kept his stack of evidence for the day they opened Fun Town to all God’s children, as Dr. King promised. "I’ll get in free every day for a month, easy," he told his grandmother, lying on the front-room rug and tracing a threadbare patch with his thumb.
His grandmother Harriet had rescued the rug from the alley behind the Richmond Hotel after the last renovation. The bureau in her room, the tiny table next to Elwood’s bed, and three lamps were also Richmond castoffs. Harriet had worked at the hotel since she was fourteen, when she had joined her mother on the cleaning staff. Once Elwood entered high school, the hotel manager Mr. Parker made it clear he’d hire him as a porter whenever he wanted, smart kid like him, and the white man was disappointed when the boy began working at Marconi’s Tobacco & Cigars. Mr. Parker was always kind to the family, even after he had to fire Elwood’s mother for stealing. »

The Nickel Boys, Colson Whitehead, Doubleday, 2019.

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