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Parcours numérique d’une version augmentée du livre

Un inédit de Georges Perec, Lieux, paraît aujourd’hui aux éditions du Seuil, 612 pages, une centaine d’illustrations couleur, accompagné par une version augmentée du livre accessible gratuitement en ligne. La conception numérique a été suivie sous le regard vigilant de Sylvia Richardson, aux Éditions du Seuil, par Fanny Villiers ; et, sous la direction de Caroline Scherb, par l’agence Créamars, avec Lionel Da Costa, Élodie Massa, Audrey Voydeville.

En 1969, Georges Perec choisit une douzaine de lieux parisiens dont il projette de décrire, douze ans durant, le devenir :

« J’aimerais qu’il existe des lieux stables, immobiles, intangibles, intouchés et presque intouchables, immuables, enracinés ; des lieux qui seraient des références, des points de départ des sources :

Mon pays natal, le berceau de ma famille, la maison où je serais né, l’arbre que j’aurais vu grandir (que mon père aurait planté le jour de ma naissance) le grenier de mon enfance empli de souvenirs intacts...

De tels lieux n’existent pas, et c’est parce qu’ils n’existent pas que l’espace devient question, cesse d’être évidence, cesse d’être incorporé, cesse d’être approprié. L’espace est un doute : il me faut sans cesse le marquer, le désigner, il n’est jamais à moi, il ne m’est jamais donné, il faut que j’en fasse la conquête. »

Espèces d’espaces, Galilée, 1974.

L’ensemble des Lieux est incomplet, on dispose aujourd’hui de 133 enveloppes à la place des 288 que prévoyait Georges Perec, dans le programme exposé en 1969.

« En 1969, j’ai choisi, dans Paris, 12 lieux (des rues, des places, des carrefours, un passage), ou bien dans lesquels j’avais vécu, ou bien auxquels me rattachaient des souvenirs particuliers.

J’ai entrepris de faire, chaque mois, la description de deux de ces lieux. L’une de ces descriptions se fait sur le lieu même et se veut la plus neutre possible : assis dans un café, ou marchant dans la rue, un carnet et un stylo à la main, je m’efforce de décrire les maisons, les magasins, les gens que je rencontre, les affiches, et, d’une manière générale, tous les détails qui attirent mon regard. L’autre description se fait dans un endroit différent du lieu : je m’efforce alors de décrire le lieu de mémoire, et d’évoquer à son propos tous les souvenirs qui me viennent, soit des événements qui s’y sont déroulés, soit des gens que j’y ai rencontrés. Lorsque ces descriptions sont terminées, je les glisse dans une enveloppe que je scelle à la cire. À plusieurs reprises, je me suis fait accompagner sur les lieux que je décrivais par un ou une ami(e) photographe qui, soit librement, soit sur mes indications, a pris des photos que j’ai alors glissées, sans les regarder (à l’exception d’une seule) dans les enveloppes correspondantes ; il m’est arrivé également de glisser dans ces enveloppes divers éléments susceptibles de faire plus tard office de témoignages, par exemple des tickets de métro, ou bien des tickets de consommation, ou des billets de cinéma, ou des prospectus, etc.

Je recommence chaque année ces descriptions en prenant soin, grâce à un algorithme auquel j’ai déjà fait allusion (bi-carré latin orthogonal, celui-ci étant d’ordre 12), premièrement, de décrire chacun de ces lieux en un mois différent de l’année, deuxièmement, de ne jamais décrire le même mois la même couple de lieux.

Cette entreprise, qui n’est pas sans rappeler dans son principe « bombes du temps », durera donc douze ans, jusqu’à ce que tous les lieux aient été décrits deux fois douze fois. Trop préoccupé, l’année dernière, par le tournage de « Un homme qui dort » (dans lequel apparaissent d’ailleurs, la plupart de ces lieux), j’ai en fait sauté l’année 73 et c’est donc seulement en 1981 que je serai en possession (si toutefois je ne prends pas d’autre retard...) des 288 textes issus de cette expérience. Je saurai alors si elle en valait la peine : ce que j’en attends, en effet , n’est rien d’autre que la trace d’un triple vieillissement : celui des lieux eux-mêmes, celui de mes souvenirs, et celui de mon écriture. » [1]

Découvrez en ligne le passionnant parcours numérique des Lieux, version augmentée du livre : https://lieux-georges-perec.seuil.com/

Il est possible d’y accéder à un ensemble d’outils de filtrage, par lieu, mois, année et type (Réel ou Souvenir). Chacun permettant de créer ses combinaisons de lectures, ses itinéraires originaux à travers Lieux, en additionnant certains filtres :

  • Réel : pour ne lire que les textes écrits directement dans les douze lieux.
  • 1972 : pour ne lire que les textes écrits cette année là.
  • Mabillon + Réel pour lire les textes écrits dans la rue Mabillon

« Ce qui frappe d’abord dans pareil projet, explique Claude Burgelin dans sa préface du livre [2] est ce besoin de disjonction : d’un côté, ce qu’il appelle « description réelle », de l’autre les souvenirs. Le « réel » et le « souvenir » ont à faire chambre à part. Comme s’il était capital de maintenir séparées ces deux scènes. Il adopte là une stratégie opposée à celle de presque tous les grands écrivains de la mémoire (Proust, Leiris…) qui n’envisageraient pas de disjoindre ce que le souvenir a confondu en une seule imagerie. Cette séparation est d’autant plus à interroger que l’écriture du réel est présentée comme discrètement contrainte, avec cette exigence d’une rédaction « la plus neutre possible ». Comme si archiver le réel, le consigner par écrit aussi exactement que faire se peut était une démarche essentielle, à préserver des contaminations et déformations par la trop aléatoire et fantaisiste mémoire. Pour lui qui a perdu les étais mémoriels premiers, il y a là comme une évidente nécessité. À mesure que s’accomplira ce projet, Perec entend renforcer cette présence du « réel » parfois par des photos, parfois « par divers éléments susceptibles de faire office de témoignages, par exemple des tickets de métro, ou bien des tickets de consommation, ou des billets de cinéma, ou des prospectus, etc. ». »

[1Extrait de l’ouvrage Espèces d’espaces, Galilée, 1974.


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