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Contacts successifs #19

Ressentir, éprouver, formuler, comprendre. Pour figer tant d’incises en mouvements. Jaillir et ne pas renoncer. Les mots se font écho, se répètent comme craignant de ne pas être bien saisis et dont on ne cesse de chercher le sens. Écrire.

Le soi-disant refus d’un tel texte qui ne trouverait pas aujourd’hui son lecteur ou qui ne pourrait plus trouver d’éditeur, en révèle plus sur les auteurs de ce canular qui s’amusent de la fin d’une époque et en feignent de s’en offusquer, usant des procédés d’une critique fermée sur elle-même, faisant croire qu’elle épouse la cause d’un auteur de renom, non pour le défendre (pour cela il faudrait l’avoir lu, le comprendre et aimer son œuvre) mais pour se servir de lui comme piédestal et faire-valoir afin d’illustrer une théorie d’un autre temps, sans lien avec l’auteur, ni même avec ce qui s’écrit aujourd’hui. « Le grand pessimisme de ce canular sinon sa violence réactionnaire pointe sur l’extrême sécheresse du jugement critique qui est donné, écrit très justement Johan Faerber : « nous vivrions une époque vidée d’écrivains et de jugements critiques qui, dans sa médiocrité hurlante aux accents pathétiques, ne publierait non seulement plus d’écrivains de la trempe des Claude Simon mais serait impuissante à pouvoir, s’ils viennent à nous, les identifier, les reconnaître, les publier et leur donner la lumière. » » Le mieux c’est encore de lire ou relire Le Palace de Claude Simon. Recopier les premières pages du livre sur le clavier de l’ordinateur est un bonheur de lecteur et une leçon pour l’écrivain.

« Et à un moment, dans un brusque froissement d’air aussitôt figé (de sorte qu’il fût là - les ailes déjà repliées, parfaitement immobile - sans qu’ils l’aient vu arriver, comme s’il avait non pas volé jusqu’au balcon mais était subitement apparu, matérialisé par la baguette d’un prestidigitateur), l’un d’eux vint s’abattre sur l’appui de pierre, énorme (sans doute parce qu’on les voit toujours de loin), étrangement lourd (comme un pigeon en porcelaine, pensa-t-il, se demandant comment dans une ville où la préoccupation de tous était de trouver à manger ils s’arrangeaient pour être aussi gras, et aussi comment il se faisait qu’on ne les attrapât pas pour les faire cuire), avec son soyeux plumage tacheté, gris foncé, à reflets émeraude sur la nuque et cuivrés sur le poitrail, ses pattes corail, son bec en forme de virgule, sa gorge bombée : quelques instants il resta là, l’œil stupide et rond, tournant la tête sans raison à droite et à gauche, passant d’une position à l’autre par une série de minuscules et brefs mouvements, puis (sans doute parce que l’un de ceux qui étaient dans la chambre fit un geste, ou du bruit), aussi brusquement qu’il s’était posé, il s’envola. Et ceci : la pièce lambrissée ou plutôt aux murs décorés de baguettes à moulures dessinant des panneaux couverts de cette peinture gris Trianon qui semble être comme la livrée, le cosmopolite badigeon standard fabriqué en série, en même temps que les costumes des grooms et les tenues galonnées des portiers, afin de dispenser aux milliardaires en voyage le coûteux privilège qui consiste à pouvoir se faire véhiculer à des prix exorbitants par le moyen de paquebots, d’avions ou de wagons-lits à travers ou au-dessus des mers et des continents, d’un appartement à un autre appartement identique, moyennant quoi s’en doute ils se consolent de cette malédiction qui les force à errer sans trêve d’un palace posé, ou plutôt hissé à dos d’homme sur les neiges étincelantes, à un palace entouré de palmiers (puis de nouveau au sein des solitudes glacées, puis de nouveau sous le bruissement rêche des palmes balancées, et cela sans espoir de fin ni de changement sinon de temps à autres - quant au paysage qui s’inscrit dans la fenêtre - une vitrine de bijoutiers), la pièce, donc, au murs gris Trianon et nus où, au centre de chaque panneau, un rectangle légèrement plus clair indiquait la place qu’avait occupée une de ces gravures elles aussi de style Trianon et dont le titre traditionnellement en français (l’Escarpolette ou la Chemise Enlevée) figure au bas dans un cartouche entouré de guirlandes de roses (les mêmes - les mêmes fleurs, la même couleur - qui s’enroulent autour des cordons de la balançoire ou teinte le bouton d’un sein), entièrement vidée de son mobilier (lit, fauteuils, rideaux, tapis eux aussi de ce style stéréotypé et cosmopolite imaginé la veille d’une révolution (comme si, en dehors du repos des milliardaires fatigués, les grands hôtels n’avaient été conçus que pour être périodiquement réquisitionnés par des gouvernements plus ou moins provisoires, et leurs baignoires occupées alternativement par les corps épilés des riches Argentines et les dossiers de police), mobilier apparemment commandé en série (lustres, bonheurs-du-jour et bergères laquées) dans l’usine automatique qui ne cesse de déverser sur les montagnes, au bord des mers et dans le centre de grandes capitales des tonnes de guirlandes sculptées et peintes à la machine, de bureaux ministre, de nudités surprises et de mélancoliques mandolistes à tricorne vêtus de soie brillante), entièrement vidée donc (et même plus que vidée : curetée, raclée) sans doute en vertu de cette loi qui veut que toute entité humaine constituée en troupe armée s’assigne pour tâche première le déménagement systématique des maisons conquises, comme si revolvers, fusils ou mitraillettes n’avaient été inventés que pour constituer une gêne et une charge supplémentaire, tant bien que mal rejetés derrière l’épaule, brinquebalant, la bretelle glissant le long du bras à chaque mouvement et l’arme, l’acier graisseux et noir, venant cogner bruyamment avec une sorte de fureur maligne (revanche ou vengeance de la matière attendant depuis la nuit des temps dans le sein ténébreux de la terre d’en être extraite pour accomplir sa vocation de meurtre et de puissance et au lieu de cela ignominieusement mêlée à des besognes domestiques) les tibias des déménageurs casqués et bottés ahanant dans les escaliers où les périodiques migrations de matelas et de pendules façonnent peu à peu la mystérieuse Histoire et les destins du monde. »

David Hemmings, Gillian Hills et Jane Birkin dans Blow-Up de Michelangelo Antonioni

Laure Murat, dans un article paru dans Libération affirme à propos de Blow up que « revoir le chef-d’œuvre de Michelangelo Antonioni oblige à changer de point de vue. À sa sortie, en 1966, ce film frappait par son esthétisme et le travail de chaque plan. Désormais, ce qui saute aux yeux, c’est cette violence faite aux femmes. Réviser son jugement n’a rien à voir avec la censure, mais dit que notre regard évolue. »

On ne peut pas réduire un film à la personnalité de ses personnages. Un réalisateur, et Antonioni tout particulièrement, marque une distance avec ses personnages. Dans Blow up, Thomas, le photographe de mode, tyran narcissique auto-satisfait, est aussi désagréable et violent avec ses modèles féminins qu’avec son assistant masculin, capricieux et insistant avec la femme du Parc, détaché et méprisant avec les ouvriers qu’il photographie à leur insu. Le cinéaste ne porte aucun jugement moral sur ses personnages, chaque spectateur reste libre de son appréciation. J’ai toujours trouvé ce personnage touchant dans son détachement, concentré sur l’énigme de la photo qu’il a prise par hasard dans le parc, menant son enquête, après la découverte d’un crime qu’il croit avoir photographié, son énergie débordante tournant à vide, en quête de sens. La richesse et la profondeur de ce personnage tient, tout comme l’ensemble du film d’ailleurs dans son opacité et sa complexité. Il erre en ville, enchaîne mécaniquement ses nombreuses activités, mais il ne progresse pas, il n’apprend rien dans ce monde superficiel du paraître.

Le film est un parcours initiatique, le récit d’une perte de contrôle et d’un apprentissage. Thomas, prenant conscience de son incapacité et de l’impossibilité de s’approprier le réel, apprend à le questionner, à revoir ses positions face à celui-ci et à prendre conscience du signe. Selon Laure Murat, il faudrait relire toute l’histoire de l’art, du cinéma, de la littérature en faisant « l’analyse en profondeur de l’histoire des représentations, des discours, de leurs ambiguïtés et de leurs effets et avec une désacralisation de l’esthétisme, dont l’empire étouffe tout jugement. » Ce que dénonce avec force Claire Legendre dans un texte récent : « La fiction est cet espace miraculeux où tout est permis. On peut y tuer son père et épouser sa mère, on peut y mourir plusieurs fois, torturer ses ennemis, tomber amoureuse de son beau-fils, dévorer des enfants, sortir vivant du ventre du loup… De la nécessité de cet espace imaginaire protégé sont nés les mythes, les contes et les motifs littéraires qui les relaient, les transforment, et c’est là leur miracle : sans faire de mal à personne. Aucune fillette n’est maltraitée dans Le petit chaperon rouge ni dans Lolita, aucune n’est abusée dans les tableaux de Balthus : ces œuvres permettent au fantasme (peur et désir) de s’exprimer et de pouvoir se penser sans se faire. Sublimation, exutoire, versus passage à l’acte. On peut juger les fantasmes, les déplorer, mais c’est aussi absurde que d’avoir honte des rêves qu’on fait la nuit. La psychanalyse nous a appris combien est dangereux le refoulement, mais sans doute l’avons-nous oublié ? »

C’est tout de même incroyable d’être encore obligé aujourd’hui de répéter qu’il ne faut pas confondre réel et fiction, fantasme et passages à l’acte, et que c’est toute la force et la grandeur de l’art de jouer avec les interdits.

« Vouloir censurer la cigarette, le sexisme ou le racisme dans l’art, poursuit Claire Legendre, c’est le considérer comme un produit de consommation avant d’y voir un art, et c’est mettre, pardon « la charrue avant les bœufs » : l’injonction qui contraint la représentation est-elle censée, par ricochet, modifier la réalité ? Quelqu’un croit vraiment à cela ? »

Contrairement à ce qu’espère Laure Murat, Blow up est une œuvre qui résiste plus qu’aucune autre à l’épreuve impitoyable du temps, caractéristique des chefs-d’œuvre qui permettent des interprétations sans fin, qui ne s’excluent jamais.

Dernier atelier d’écriture avec les futures enseignantes et médiatrices culturelles à la Maison des Métallos avec Luc Dall’Armellina.

Celui qui dit qu’il n’y peut rien. Celle qui ne dit rien mais qui voit tout. Celui qui ne veut "à aucun prix" avec une moue de mépris. Celui qui parle d’Orphée et d’Eurydice. Celui qui se noie et celle qui reste. Ceux qui rejouent l’enfance sur un fond blanc. Celui qui hante mon hippocampe de ses pas absents. Celui qui travaille tout le temps pour vivre une autre vie. Celle qui espère un baiser fantôme. Celle qui, avant de mourir, a classé toutes ses photographies et a réajusté le dessus de lit. Celui qui mourra sans avoir vraiment dit ce qui s’était passé, pendant cette guerre. Celle qu’on ne connaît qu’en blanc, dans les récits fantasmés et humides d’un homme qui a trop bu. Celle qui s’interdit le bonheur de peur qu’il ne lui échappe. Celle qui de ses idées noires ouvre un gouffre tourmenté et oppressant dans la carte de mon monde incertain. Celle qui pense que décidément les zoreilles ne savent pas cuisiner le riz. Celui qui ferait mieux de se remplir la tête avant de repenser celle des autres. Celle qui parle d’Aphrodite alors qu’il ne pense qu’à Morphée. Ceux qui délaissent la poignée de mots pour une caresse par la pensée.

J’ai préparé un premier mixage de leurs premiers textes et je leur propose de retravailler un court texte parmi ceux qui ont été écrit lors des précédentes séances. Puis je les enregistre. Sur les vitres de la salle, les bourrasques de vent et de pluie giflent les vitres par à coups. J’ai l’impression qu’on l’entendra sur l’enregistrement. Je propose aux participants de travailler sur un nouvel atelier, à partir du livre Le déclenchement muet des opérations cannibales, de Jérôme Leroy : Le premier souvenir qui revient en mémoire à l’évocation d’un lieu. Par petites touches, succession d’instantanés scintillants, en vrac, en dresser l’inventaire versatile. Un lieu, un souvenir. Pendant qu’elles écrivent, je finalise le mixage. Leurs visages concentrés dans l’écriture. Leurs voix que j’entends.

Le ciel bleu du matin à peine voilé derrière le tulle des rideaux blancs. Le cœur qui bat pour cette promesse inespérée de lumière malgré le froid. Quelques lignes de Charles d’Orléans. « Le temps a laissé son manteau / De vent, de froidure et de pluie / Et s’est vêtu de broderie / De soleil luisant clair et beau. » Mais le ciel s’assombrit déjà. Le rideau tiré. Fermeture au noir. Le moment est venu d’allumer la lampe. La journée file à vive allure avec le travail. La fenêtre nous appelle. Un moment de répit. La rue plongée dans la pénombre. Au sol les gouttes d’une violente pluie font des ricochets. Les flaques vibrent dans la lumière artificielle des néons. On regrette d’avoir oublié son parapluie à la maison. Une parenthèse s’ouvre. Reprendre le travail après cette courte pause. C’est déjà l’heure de rentrer chez soi. Il ne pleut plus. Les reflets des lumières des cafés, des néons verts du pharmacien sur les zébrures blanches du passage piétons, des vitrines des commerçants et des feux de signalisation. Arc-en-ciel mirifique. Sol glissant. Attention danger. Le temps s’est adouci. Attention danger. On avance tête baissée dans les épaules.

Dans Les autonautes de la cosmoroute, Julio Cortázar et Carol Dunlop prennent l’autoroute du Sud en direction de Marseille. C’est le début d’une aventure et d’un jeu merveilleux pendant trente-deux jours sur l’A6. Les deux explorateurs de l’autoroute à bord de leur vieux combi Volkswagen rebaptisé Fafner, en hommage au légendaire dragon de Wagner, tiennent un journal de bord détaillé où ils décrivent non seulement tous les aléas de leur périple Paris-Marseille, depuis la faune, la flore des aires de parking jusqu’aux toilettes pour dames en passant par ces « renforts gastronomiques et moraux communément appelés restaurants. »

des jours et des nuits sur l’aire, un film d’Isabelle Ingold

Dans son film des jours et des nuits sur l’aire Isabelle Ingold dresse le portrait d’une aire d’autoroute perdue au milieu de la campagne picarde (entre Paris et Bruxelles), en observant avec une attention sensible d’une rare acuité les individus qui fréquentent l’aire d’autoroute, avec lesquels elle parvient à maintenir une distance pudique. Les personnes filmées disparaissent à peine nous les avons rencontrés mais restent longtemps dans nos mémoires. Des individus solitaires, que leur solitude soit souhaitée ou qu’ils la subissent, déracinés, loin de leur pays, en transit. Routiers espagnols, italiens, portugais, lituaniens, ukrainiens, russes, polonais, bulgares et roumains, ainsi que les employés de l’hôtel Ibis, du restaurant d’autoroute et tous ceux chargés de l’entretien (ce lieu est ouverte 24h/24h, la journée tout s’enchaîne, mais la nuit la parole peut surgir), un chauffeur de car, obligé de s’arrêter pour ne pas dépasser la limite d’heures de conduite et qui abandonne à l’hôtel son groupe de touristes chinois un peu perdu, un habitant du village voisin qui vient le week-end pour boire son café « incognito comme les gens de passage », une bande d’amis qui font un vœu en lâchant des lanternes thaïlandaises qui s’élèvent doucement dans l’obscurité. Dans ce lieu de passage, filmer l’éphémère d’une rencontre qui ne se répétera pas. Un voyage immobile bruissant des pensées et des rêves de ceux qui passent ou qui travaillent dans ce lieu singulier. Les pensées, les rêves, les désirs de ces personnes s’expriment parfois dans le silence de leur visage ou de leurs gestes muets, avec les mots qui s’écrivent à même l’image comme un message sur un téléphone, force de frappe de l’écriture qui vient remplacer la voix off, une voix qui devient visage. Le dispositif de la réalisatrice est volontairement simple, minimal : c’est celui de l’exploration. La fragmentation des plans sur ce lieu uniformisé, standardisé, sans propriété particulière, que tout le monde croit connaître et auquel à force nous ne prêtons plus attention, circulez il n’y a rien à voir, nous permet d’envisager ce lieu anonyme avec des yeux neufs, à travers une rencontre inespérée, le dialogue et l’échange, des heures indues et des lumières inédites. Au plus près de ces passagers qui font une pause. Dans l’attente et l’espoir de temps meilleurs, d’un retour chez soi. À leur écoute. Toutes les langues communiquent. Mais sans ajouter de commentaire. La réalisatrice tend son micro (qu’on ne voit pas), place sa caméra qu’on oublie très vite, et l’on partage le quotidien de tous ces voyageurs. Ce lieu de passage. La seule fois où l’on entend sa voix, elle précise la pensée d’un camionneur portugais colombophile qui cherche un mot pour parler de ses pigeons voyageurs. Elle précise dans un souffle : Toute la généalogie. Et tout est là.

« La construction perspective sert, entre autres choses, à régler la distribution, sur le plan, des figures. Quitte pour la peinture à dissimuler ensuite, ou brouiller, le rapport univoque qui veut que la figure, par son contour, s’enlève sur le fond, ou pour mieux dire, que le fond, littéralement, s’enlève sous les figures. L’une des tâches fondatrices de la modernité en peinture aura consisté, bien plus qu’en l’institution d’un nouvel « espace » qui ne devrait plus rien à la perspective dite « scientifique », en la définition et la mise au point de procédures picturales telles que, figure ou fond, toutes les parties du tableau assument, jusque dans le détail de leur texture, une importance égale. »

Fenêtre jaune cadmium, ou les dessous de la peinture, Hubert Damisch, Seuil, Fiction & Cie, 1984.


Ressentir, éprouver, formuler, comprendre : La fiction est cet espace miraculeux où tout est permis

Publié le 17 décembre 2017
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