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Sable et solde | 14

Pas encore ouvert. Aller doucement.

Ce sont les jardins qui m’ont attiré tout d’abord. Le gigantesque cèdre du Liban devant l’ancien Palais des Archevêques de Tours. Et le travail des jardiniers. Leurs outils abandonnés en plein milieu de la plate-bande à demi planté, sans doute à l’heure de la pause café. Une jeune femme s’est assise sur les marches d’un grand escalier en pierre, j’ai pensé il faudrait que je le prenne en photo pour une nouvelle série (ce que l’on appelle avoir l’esprit d’escalier, cela pourrait être d’ailleurs le titre de ce projet). J’ai gravi les quelques marches tachetées de moisissure brunes, repensant au bel ordonnancement des plantations dans le jardin derrière moi, les motifs de fleurs de lys qu’ils reproduisaient avec précision et délicatesse, repensant à la raison de ma présence à Tours, pour la présentation des ateliers menés toute l’année avec les élèves des MFR d’Indre-et-Loire dont une partie souhaitent faire ce métier de paysagiste justement.

J’étais devant la porte du Musée des Beaux-Arts. L’affiche de l’exposition d’œuvres du FRAC Poitou-Charentes a aiguisé ma curiosité, je suis entré nonchalamment, oubliant ma photo et la jeune femme sur les marches de l’escalier.

L’exposition du FRAC était en fait une installation d’œuvres d’artistes contemporains (Patrick Tosani, Portrait Braille n°1, Pierre Joseph, Mon plan du plan de métro de Paris, César, Compressions, Romain Pellas, Mitja Tušek) au milieu des autres œuvres des Beaux-Arts, choisies par les étudiants de deuxième année d’Histoire de l’art de l’Université François-Rabelais devant laquelle j’étais passé le matin même en me promenant.

Je me promène dans les spacieuses pièces du Musée des Beaux-Arts. Je croise un premier gardien qui me sourit, je le salue en retour. Un peu plus loin, une vieille dame qui fait office de vigie silencieuse, se lève lorsque j’entre dans la pièce où elle officie avec sérieux, et s’éloigne en me souriant. J’ai l’impression d’être seul dans le Musée lorsque j’entends un peu plus loin les pas lourds d’un homme fatigué par les années qui nettoie un peu mécanique les lattes vernies du vieux parquet en bois crissant et craquant sous nos poids. Il traverse tous les espaces du Musée avec son balai et ramasse méticuleusement la poussière invisible.

Au même étage, mais du côté de la Cathédrale cette fois, j’avise une pièce restée ouverte mais dévolue aux rebuts, empilement de chaises plastiques, de tableaux entreposés dans l’attente de leur traitement, de leur restauration, et je m’empresse de la photographier. Un gardien s’approche immédiatement de moi pour me dire qu’il n’y a rien à photographier. Je souris de sa méprise, sans doute veut-il me faire comprendre que je n’ai pas le droit de photographier cet endroit qui d’ailleurs est interdit à la visite, l’entrée barrée par un cordon dont le message est assez clair, comme sur ces fauteuils du Musée entourés d’un épais fil rouge dans le but d’interdire au public de s’y asseoir, enlaidissant à tel point les sièges qu’on se demande si cela vaut vraiment la peine de les montrer dans ces conditions. Je lui réponds qu’au contraire je trouve qu’il y a bien matière à photographie, mais devant son air interdit, je lui souris en lui disant que j’ai compris ce qu’il me disait et que cette photographie, comme ce lieu, sont privé.

Je monte au deuxième étage du Musée, dans la partie moderne du lieu, avec une salle complète dédiée à Olivier Debré et ses paysages de la Loire, paysages intérieurs : « Si je peins ce paysage en jaune et que je dis que c’est la Loire, cela ne veut pas dire que la Loire est jaune. Ce que je retranscris, c’est l’émotion colorée que me fournit le fleuve. Il s’agit donc d’une transcription d’une émotion, d’une impression. »

Je ne sais pas si c’est lié à ce qui s’est passé lorsque j’ai pris cette photographie, mais en parcourant les salles du dernier étage, j’ai l’impression d’être suivi. Mes pas résonnent dans l’espace d’exposition vide, en léger écho j’entends ceux d’une autre personne qui marche juste derrière moi. À chaque fois que j’entre dans une nouvelle pièce, dans la salle Monet par exemple, c’est le Balzac de Rodin m’accueille drapé dans son large manteau, mais si je passe dans la salle attenante, la gardienne me rattrape en crissant, me crispant, cette fois j’en suis sûr ce n’est pas qu’un fantôme sonore, et dans chaque pièce le même manège, elle pointe son nez comme pour vérifier que c’est bien moi, pas d’autres intrus à cette heure dans le Musée, et elle repart aussi sec (je devrais dire aussi sèche) sur la pointe des pieds. Comme je n’ai rien d’autre à faire et que j’aime par-dessus tout me promener et flâner dans les musées, laissant mon regard filer où il veut, sans ordre précis et ordonné, je m’amuse à parcourir les nombreuses pièces de l’étage dans le désordre, repassant voir l’émouvante et très imparfaite tentative de reproduction d’une crucifixion de Mantegna par Degas, je me perds dans la salle des Céramiques de Tours en pensant au dégoût qu’elle provoquerait à mes filles, tous ces serpents, ces grenouilles hyperréalistes et brochets en 3D sculptés au fond de plats en céramiques aux couleurs vives. Elle me suit partout et plusieurs fois de suite dans les mêmes salles, et plus cela dure plus ce qui n’était qu’un jeu devient inquiétant, justifiant presque, avec le temps, cette filature, mon attitude pour le moins inhabituelle pour ne pas dire insensée pouvant à elle seule la justifier.

Je m’arrête et ma suiveuse s’arrête également au point de me faire douter de sa présence, de sa réalité. Je regarde par la fenêtre. Dans les jardins en contrebas, les jardiniers se sont remis au travail. Ils sont installés sur leur estrade mobile qui les maintient au-dessus du sol, et leur permet de planter leurs fleurs en ligne homogène, afin de reproduire sur le terrain le motif dessiné sur leur plan.

Prendre de la hauteur.

D’où je suis je comprends mieux ce qu’ils font tous ensemble en bas. Leur travail, leur œuvre. On dirait un métier à tisser.

Prendre de la hauteur rime tout à coup avec sortir des sentiers battus. Braver les interdits, surtout ceux promulgués sans raison. Regarder ailleurs que là où l’on vous dit de regarder.

Photographie Planche-contact du jeudi 31 mai 2012, 23h59, au 19 rue Eugène Varlin, Paris 10ème.


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