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Sable et solde | 29

Si c’est demain, c’est aujourd’hui, hier inclus dans les poussières du ciel.

La ville est un corps vivant. Quand on y ajoute sans concertation et sans raison un corps malade, inutile ou inadapté, la ville (c’est-à-dire ses habitants et ses visiteurs accueillis ou rejetés) a vite fait de le détourner, de le transformer, ou le cas échéant, de le détruire. Le dessin d’un chemin, d’une route qui nous fait faire un détour trop long, on coupe à travers le gazon, parant au plus pressé, et la trace que l’on dessine à force de passages répétés, ce sont les lignes de désir. Une zone vide, inhabitée, sans utilité dans un espace public restreint qui manque cruellement de place, on l’investit en l’habitant, comme ces bâtiments à l’abandon, ces friches industrielles.

Mais, plutôt que de reconnaître son erreur et de reconsidérer ce que l’on a raté dans la construction de ces espaces ineptes (lieux qui apparaissent dans la marge de ce que l’on invente comme des angles morts), on pousse la logique absurde jusqu’au bout. Et si, pour ne citer que cet exemple, des SDF investissent régulièrement le hall de la station de métro Chateau-Landon qui a été très mal conçu dès le départ, laissant une zone vide même pas dévolu aux panneaux publicitaires qui auraient pu dans notre société marchande en justifier à eux seuls la présence, pas d’autres moyens pour les chasser de ce lieu qui doit rester tout le temps ouvert, d’y placer, sur un socle métallique hideux, à plus d’un mètre de hauteur, un jardin de cactus ?

Hall d’entrée de la station de métro Chateau-Landon, Paris en septembre 2013

L’idée est bien entendu ici comme ailleurs de repousser les SDF en dehors de la ville pour les rendre invisibles, ne surtout plus les voir.

Le mobilier urbain s’équipe en effet depuis plusieurs années déjà, de tout un arsenal d’options qui visent à chasser les SDF des trottoirs, des porches et autres devantures d’immeubles : barres ou piques métalliques, jardin de cactus... Les pouvoirs publics affirment être impuissants devant ces « initiatives privées émanant de particuliers » mais même si l’on peut reconnaître l’intérêt de la nouvelle place de la République, on sait qu’un des objectifs de ce réaménagement urbanistique d’envergure était clairement de chasser également les SDF des deux espaces herborisés de la place.

Arnaud Elfort et Guillaume Schaller participent au groupe Survival group, collectif d’artistes pluridisciplinaires qui décrypte l’usage de ce mobilier urbain particulièrement inhumain. Les anti-sites : excroissances urbaines anti-SDF se multiplient à Paris (ou ailleurs), et repoussent les démunis vers des zones encore plus inhospitalières. Comme les eux artistes le disent sur Rue 89, pour empêcher les SDF de s’asseoir : la ville ne manque pas d’idées.

Photographie Planche-contact du lundi 10 septembre 2012, à 18h15, Rue Monseigneur Rodhain, Paris 10ème.

Sous le porche de l’immeuble moderne qui a vue sur le Canal Saint-Martin, passage qui relie le Quai de Jemmapes et la rue Robert Blache, et prend forme de coupe gorge puant l’urine que le plan nomme pourtant rue Monseigneur Rodhain (à l’origine de la création du Secours catholique), alors qu’on y trouve qu’une entrée de parking, un conteneur pour la collecte de tri et de recyclage de vêtements et de linge de maison, un artiste avait tracé au sol l’année dernière, dans un recoin sombre et humide du passage, l’emplacement fictif d’un lit, et désigné tel en écrivant à l’intérieur les trois lettres du mot LIT en anglais : BED.

« Le monde entier est un cactus Il est impossible de s’asseoir Dans la vie, il n’y a qu’des cactus Moi j’m’pique de le savoir »

Un an après ma photographie, c’est un matelas que je retrouve sur l’emplacement du lit toujours présent, et sans faire perdre au message sur lequel il a été scrupuleusement disposé la force de son cri indigné : oui à Paris des personnes passent la nuit dans la rue (dormir est un mot inadapté pour évoquer le sommeil de ceux qui couchent dehors) et toutes les barres ou les piques métalliques sur les bancs ou les rebords de fenêtre, des devantures de boutiques, tous les jardins de cactus ne peuvent pas nous le faire oublier en tentant de l’effacer, bien au contraire. Le cactus est en nous. Il faut le dire, l’écrire en toutes lettres, là où il pousse, nous pousse, dehors, hors de nous. Dans la rue, sur les murs ou les trottoirs de la ville.


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