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Sable et solde | 16

Ça ressemble à des instants que l’on pouvait encore se permettre de perdre.

Ces dernières semaines, Caroline a accompagné Annie, sa tante, malade, elle est allée lui rendre très régulièrement visite chez elle, puis à l’hôpital, près du Parc Montsouris, puis chez son cousin, enfin les derniers jours où elle était très faible et fatiguée, au Diaconesses. C’est là qu’elle est morte, il y a quelques jours.

J’avais remarqué la photographie prise par Caroline en traversant le Parc de Montsouris, j’avais été touché par cet irrépressible besoin qu’elle avait, en revenant de ses visites à l’hôpital où elle croisait de nombreux membres de sa famille, oncle, cousins, cousines, frère et sœurs, de rentrer à la maison en marchant. Coupure, détours, respiration, parenthèse nécessaire. Et sur le chemin, de prendre en photo le paysage qu’elle traversait.

J’aime cette chanson de Francis Lemarque, chantée par Yves Montand. Je l’écoute en fixant la photo.

Et la main dans la main Ils vont sans se frapper Regardant en chemin Si Paris a changé

Sur son profil Facebook, Caroline a placé cette photographie du Parc, le chemin de sable fait un virage et s’absente en courbe sur la gauche, disparaît discrètement.

La lumière est étrange, le ciel est d’un bleu très clair presque lessivé avec de gros nuages blancs joufflus comme les meringues gourmandes de notre enfance, sans une ombre de gris, de menace d’orage, apportant leur espace d’ombre, bercés par le vent, il a déjà tant plu, l’herbe est grasse et verte, très sombre. Le paysage est désert, pas âme qui vive, c’est ce qui surprend dans ce lieu si passager. La frondaison des arbres dessine un rideau de scène dont on sait à la lumière qui faiblit qu’il va bientôt tomber, qu’il s’abaisse. C’est la fin du spectacle. Le spectacle continue.

JPEG J’aime la sérénité de cette photographie. Sur la couverture du Facebook de Caroline l’image est découpée autrement que l’originale. On n’y voit que le ciel frangé de feuilles de platanes. Et la phrase qui vient légender la photographie me touche secrètement :

« C’est à toi désormais que je pense. Au Parc Montsouris à Paris. À Paris. sur la Terre. »

Les belles chansons sont ainsi, des pépites dont on garde précieusement au fond de soi, des morceaux de mélodie, quelques mots connus par cœur, qu’on se récite pour ne pas oublier. Les personnes qu’on aime aussi. Leur souvenir ne nous quitte pas. Une chanson nous les rappelle. Ou un poème les ravive. Un sourire, ou le goût d’un café. Une voix, des gestes familiers. Et cette petite seconde d’éternité...

La cousine de Caroline, Emmanuelle, me suit depuis quelques semaines sur Facebook mais elle avoue ne pas trop comprendre ce que j’écris. Elle en a parlé à Caroline et m’en fait part ouvertement sur le réseau, sous chaque photo que j’y publie quotidiennement, accompagnée d’un court texte, extrait de mon site. Ça j’ai compris, me dit-elle, quand la phrase écrite est simple à comprendre, directe, sans ambiguïté ni métaphore. Sans image. J’avoue que répétés ces aveux d’incompréhensions m’ont troublé. J’ai essayé de m’expliquer récemment.

Mais elle a tourné cela à la plaisanterie croyant que c’était pour moi aussi une pirouette pudique. Ça j’ai compris...

Si j’écris c’est aussi parce qu’il y a des choses que je ne comprends pas. Des événements et des phénomènes qui me dépassent. J’essaye de saisir ce qui me trouble, ce que je ne comprends pas, ce qui m’est étranger, ou m’emporte ailleurs en porte-à-faux. Les chemins où l’on se perd, les voix qui nous trompent, les lumières qui nous aveuglent, la mémoire en lambeaux, et la mort de nos proches.

Comment rendre compréhensible ce que l’on ne comprend pas ? Les mots nous le permettent en un sens. La poésie, c’est quand le silence prend la parole. La poésie est la rencontre de deux mots que personne n’aurait pu imaginer ensemble. La poésie est cette musique que tout homme porte en soi. La poésie, c’est le langage dans le langage. La poésie, c’est de savoir dire qu’il pleut quand il fait beau et qu’il fait beau quand il pleut. La poésie, c’est ce qu’on rêve, ce qu’on imagine, ce qu’on désire et ce qui arrive, souvent. La poésie, on ne sait pas ce que c’est, mais on la reconnaît quand on la rencontre. Toute la poésie, c’est cela. Soudain, on voit quelque chose.

Le temps est un fleuve qui m’emporte vers l’inconnu. Un miroir sur lequel mon image se reflète, mais peut parfois aussi disparaître. Une chanson qui revient tout à coup à notre mémoire et dont chaque mot prend un sens si fort et si beau qu’on a l’impression qu’ils ont été écrits et chantés pour nous. À Paris...

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Photographie Planche-contact du mercredi 20 juin 2012, à 9h, Rue Legraverend, Paris 12ème.


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