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Le long de la frontière

Dans un cinéma du Quartier Latin, du côté d’Odéon, se tient une rétrospective réunissant les grands films de l’année 1958 : La Soif du mal, d’Orson Welles avec Charlton Heston et Janet Leigh, Sueurs froides, d’Alfred Hitchcock avec James Stewart et Kim Novak, Hiroshima mon amour, d’Alain Resnais, avec Emmanuelle Riva, et Eiji Okada, Ascenseur pour l’échafaud, de Louis Malle avec Maurice Ronet et Jeanne Moreau et Georges Poujouly, La Chatte sur un toit brûlant, de Richard Brooks avec Elizabeth Taylor, et Paul Newman, Le Gaucher, d’Arthur Penn avec Paul Newman et Lita Milan, Le Pigeon, de Mario Monicelli, Le Salon de musique, de Satyajit Ray, L’Homme de l’Ouest, d’Anthony Mann, et Témoin à charge, de Billy Wilder avec Tyrone Power, Marlène Dietrich et Charles Laughton. Ainsi qu’une dizaine d’autres films moins connus.
Je souhaite revoir La Soif du mal que j’adore, j’entre dans la salle après avoir acheté mon billet, avant de réaliser que c’est un autre film qui est diffusé dans cette salle. Le générique défile sur l’écran. Il s’agit de Shadows de John Cassavetes. Je pourrais sortir pour trouver la bonne salle, mais je n’ai jamais vu ce film, je reste donc à ma place et me laisse surprendre.

Pendant tout le film, du mal à me sentir au cinéma, à me laisser porter par les ramifications des pérégrinations dans New York des membres d’une même fratrie. Hugh, l’aîné, chanteur professionnel de jazz, va de club en club, mène une vie entre bohème et mondanité, accompagné par son ami et imprésario Ruth. Ben, erre dans les clubs du Village, chasse les filles, manque souvent d’argent, et conduit tant bien que mal cette existence tendrement anarchique. Lelia, la cadette, à la peau bien plus claire, fréquente les milieux intellectuels blancs, leurs soirées chic, et cède aux mots doux d’un délicat courtisan.

Dans cette salle exiguë on entend régulièrement le métro de la ligne n°1 passer et faire trembler les murs et le sol de la salle, et l’issue de secours située à gauche de l’écran, dont la porte laisse passer le jour du dehors, attire malgré moi mon regard et perturbe mon attention. Je n’arrive pas à suivre l’histoire et à rentrer dans le film de Cassavetes dont j’aime plutôt les films d’habitude.

Les parcours des personnages se croisent, les chemins se rencontrent et se séparent à nouveau. Il n’y a pas à proprement parler de début ou de fin, mais simplement une entrée et une sortie. Le rythme de la vie est un rythme aléatoire.

La salle de cinéma est une salle à voyager dans le temps. On s’assoit dans un fauteuil, plus ou moins confortable, ici le confort laisse malheureusement à désirer, le dossier est légèrement de travers, le ressort perce sous le coussin rouge du siège, ma cuisse droite en souffre, et le mécanisme du siège est cassé, ce qui fait que l’assise penche sensiblement à droite. On entre d’autant plus facilement dans des univers changeants, polymorphe, lorsqu’on est immergé dans la pénombre, dès que la lumière du projecteur s’allume et nous éblouit en recouvrant l’ensemble du rectangle blanc de l’écran, les images se mettent à bouger synchronisées aux sons, à la musique, aux voix des acteurs, on se laisse emporter par la magie du spectacle de cinéma, cette spécificité de l’invention des frères Lumière à qui l’on doit plutôt que l’invention du cinématographe, auquel ils ont bien évidemment participé mais sans en être les uniques inventeurs, l’idée de la projection dans une salle accueillante à destination du public, c’est eux, c’est une première et elle est capitale dans l’histoire de cet art. Mais dans cette salle où le choix des films est de qualité, j’y viens depuis longtemps, cinéphile affirmé, tout semble s’opposer au plaisir du spectacle, à repousser en tout cas le moment de l’immersion, de la bascule d’un réel à l’autre, l’instant du lâcher-prise.

Sans arrêt mon regard est attiré par le rai de lumière, je remarque l’agitation des passants ou le mouvement des véhicules que je devine filer dans la rue, leurs ombres filantes m’informant sur cet incessant chassé-croisé dont le balayage m’hypnotise. Du mal à me concentrer sur le film, à suivre l’intrigue, même si je perçois clairement le message du film, celui de la question noire, du racisme ordinaire. Plus fondamentalement, le film traite de l’identité, celle des gens qui ne savent pas qui ils sont, qui portent des masques, sont en perte d’identité puis en quête d’identité. Le film se clôt dans l’errance de Ben sous les enseignes qui clignotent dans la nuit. Au moins n’est-il plus en train de dénier la réalité, de refuser sa négritude qui le faisait devenir violent lors de la soirée donnée par Hugh.

En sortant de la projection je me renseigne auprès de la guichetière pour voir s’il est possible d’assister tout de même à la prochaine séance du film. C’est un film long, il ne sera projeté que dans une heure. Je dois attendre dans le cinéma, je ne veux pas risquer de louper encre une fois la séance en allant prendre un café dehors par exemple. Une femme s’approche de moi et voyant ma perplexité devant le programme et l’heure des séances, elle m’interroge de sa voix douce et prévenante. Je peux vous renseigner ? me demande-t-elle. Je lui explique ce qui vient de m’arriver. Elle sourit. Elle connaît très bien le film de Cassavetes. Elle m’explique que je viens de voir la première version en 16mm du film que le réalisateur a monté dans une autre version, suite aux premières projections où le public avait été interloqué par le film, et malgré le soutient chaleureux du réalisateur Jonas Mekas. Lorsque j’évoque la musique du film, j’aime beaucoup Mingus mais je ne savais pas qu’il avait réalisé la musique de ce film là, elle m’apprend que les deux hommes n’étaient pas du même avis sur la musique du film alors que tout semblait a priori les réunir. La carrière de Mingus était guidée par une idée fixe, une question qui hantait son parcours sans concession : comment être Noir et Américain ? La même question parcourait Shadows. Les films de John Cassavetes ont tous fait l’objet de plusieurs versions, insiste-t’elle. L’acteur Peter Falk a raconté les quatre montages de Husbands, les trois premiers privilégiant l’un des protagonistes et le dernier les rassemblant entant que groupe. Et lorsque l’acteur pensait avoir vue la version finale qu’il trouvait admirable, Cassavetes lui aurait dit : « Souviens-t’en bien, parce que tu ne la reverras jamais plus. » Je souris à son récit, ce qui l’encourage à poursuivre ses explications. Le succès extraordinaire de la première version de Faces, n’avait pas empêché le réalisateur à remonter son film. Shadows, poursuivit mon interlocutrice, bien décidée à me raconter tout ce qu’elle savait sur le film, me permettant ainsi de patienter avant la projection du film d’Orson Welles, a commencé comme une expérience d’atelier, avec pour visée de nouvelles approches stylistiques. Le film a été improvisé par les acteurs, sans scénariste, tourné avec soin dans une totale indifférence aux critiques. Pas un acteur n’a été payé, pas plus que les techniciens. Je me permis de l’interrompre en relevant la notion qu’elle avait choisi pour définir Shadows, une expérience d’atelier, le message que je venais de voir à la fin du film me revint en mémoire, The film you have just seen was an improvisation (Le film que vous venez de voir était une improvisation) en lui demandant si selon elle, c’était pour cette raison que Mingus avait été choisi pour composer la musique du film. Cassavetes pensait trouver dans le jazz be-bop des similitudes avec son approche de l’improvisation, comme l’indique ce carton final du film, vous avez raison, concéda-t’elle. Mingus, de son côté, aurait pu trouver avec le cinéma une nouvelle perspective de jeu en suivant le rythme des images, comme nombre de jazzmen l’avaient faits avant lui. Pourtant, leur rencontre fut ambiguë, marquée par une incompréhension, Cassavetes pensait que Mingus allait improviser sur ses images, lui qui improvisait à partir de thèmes, mais le musicien ne voulait pas faire ça, impossible, en tant qu’artistes il fallait que la musique soit écrite. Mingus et Cassavetes avaient une approche du travail très similaire, un processus créatif s’élaborant dans le partage, la répétition, dans l’atelier, par exemple le Jazz Workshop, l’atelier de Mingus, ce lieu exceptionnel d’invention, de provocation, d’agitation et de dyna­mitage des formes rejoignait la conception cinématographique de Cassavetes qui s’apparentait à un cinéma de l’atelier, de la troupe, et l’on retrouve ainsi dans tous ses films, les mêmes noms, acteurs et techniciens, auxquels viennent s’en ajouter de nouveaux, à leur tour fidèles. Cette proximité dépasse l’idée de troupe théâtrale, on travaille et l’on vit ensemble, dans l’atelier d’art dramatique fondé à New York en 1956 par Cassavetes lui-même, le Variety Arts Studio où les répétitions précédaient le tournage. La frontière entre la réalité et la fiction devient ténue. Mais l’approche de l’improvisation par ces deux artistes que tout rapprochait, ne parvint pas à s’accorder sur ce projet. En tout cas dans un premier temps, mais Cassavetes a plus ou moins accepté le parti-pris de Mingus qui souhaitait écrire la musique du film en fonction des images tournées, en tournant une deuxième version, la seule aujourd’hui visible, ce qui rend cette projection de la première version d’autant plus exceptionnelle, me précisa la femme qui ne s’arrêtait plus de me raconter la rencontre des deux artistes autour de ce projet. Les scènes ajoutées à la première version du film firent l’objet d’une écriture très stricte, filmées sans improvisation cette fois-ci, pour garder le ton unique de Shadows. Elle conclut sa présentation par ces mots : Pour Cassavetes l’improvisation signifiait qu’il y avait une telle spontanéité dans le travail qu’on pouvait croire que ça n’avait pas été préparé, tandis que pour Mingus, il y parvenait en jouant sur un subtil équilibre entre liberté individuelle et esprit de la composition. Après un court silence, elle me dévisagea un bref instant puis me tendit la main en me disant qu’elle s’appelait Nicole. Je lui serrai la main par réflexe plus que par politesse, son geste inattendu ne me laissant pas le temps réfléchir.

Tout en discutant avec mon interlocutrice, je pensais à La Soif du mal d’Orson Welles que je n’avais pas pu revoir en entrant par erreur dans la mauvaise salle. Je l’entendais parler de la musique de Mingus et de son rapport au cinéma de Cassavetes et pendant ce temps là je voyais mentalement certaines scène du film. L’image de Susan, devant l’hôtel Ritz, piégée par un photographe, neveu du chef du gang Grandi qui se plaint qu’elle l’ait cavalièrement appelé Pancho mais la jeune femme ne se laisse pas intimider. La lumière de cette scène me rappelle celle filmée en contreplongée où Vargas cherche dans les affaires classées et Schwartz, l’assistant du procureur, qui fait tout pour ne pas enquêter, lui fait observer la démesure de sa tâche : il doit trouver rien moins qu’un coupable et prouver que le meilleur policier américain, le commissaire Hank Quinlan, n’est qu’un imposteur.

Charles Mingus et John Cassavetes mettent en place presque simultanément deux ateliers de la performance, mais c’est seulement le recours occasionnel mais non déterminant à la technique de l’improvisation, ou plutôt une impression d’improvisation, qui permet de réunir les films de Cassavetes et le jazz.

Je ne peux m’empêcher de saluer le savoir de mon interlocutrice et la remercier des informations qu’elle me transmet, mais l’heure de ma séance approche. Elle me précise qu’elle est professeure de cinéma et me souhaite un bon film. Juste avant de me laisser gagner la salle elle ne peut s’empêcher de préciser les liens entre Orson Welles et charles Mingus. Le jazz de Mingus et le cinéma de Cassavetes ont imposé, me dit-elle, une idée qui remet en question plusieurs siècles d’histoire de l’art : le désordre est créateur. Mais la filiation artistique est finalement plus forte entre La Soif du mal et Tijjuana Moods, avec la proximité de leurs thèmes et des lieux décrits, même si Welles n’a pas fait travailler Mingus sur son film lui préférant Henry Mancini. Le plan-séquence virtuose pose d’emblée que le centre géographique et métaphorique du film est la frontière. Mais les superpositions sonores et variations visuelles suggèrent que cette frontière est une démarcation perméable.

En rentrant chez moi, je découvre que l’enregistrement de l’album Tijuana Moods de Mingus s’est effectué sur deux jours, les 18 juillet et 6 août 1957 dans le Victor’s Studio de la RCA à New York, tandis que le tournage de La Soif du mal débuta le 18 février 1957 et s’est terminé le 2 avril de la même année. Je m’asseois confortablement dans mon large fauteuil en cuir après avoir allumé mon ampli et baissé l’intensité de la lumière dans le salon pour écouter l’album de Charles Mingus. Tijuana Moods est en avance sur son temps, un album de jazz concept dans lequel Mingus combine l’improvisation et la composition pour offrir un voyage musical de 36 minutes qui sonne toujours aussi immédiat et abrasif. On retrouve parmis les jeunes musiciens de cet album, Shafi Hadi, alias Curtis Porter, qui improvisait au saxophone dans Shadows, passionnant et plein d’âme.

Je ferme les yeux pour écouter la musique. Los Robles, ville frontière entre le Mexique et les États-Unis. Un homme règle la minuterie d’une bombe sur trois minutes.

Tijuana Moods comprend deux poèmes d’une dizaine de minutes, Ysabel’s Table Dance, c’est l’excitation des boîtes de strip-tease de la ville et Los Mariachis, Ia fatigue et la lassitude des lendemains de fêtes.

Deux morceaux encadrés par deux standards pleins de tempéraments (Dizzy Moods, adapté de Woody’n’You de Gillespie, et Flamingo, les couleurs chatoyantes de la feria mexicaine) avec, au milieu, le court mais labyrinthique Tijuana Gift Shop, une petite merveille de légereté et de musicalité.

L’homme entend le rire d’une femme au bras d’un homme sous une arche commerçante ; les aperçoit et file le long d’un mur pour placer la bombe dans le coffre d’une grande limousine blanche. Il s’enfuit.

L’homme et la femme prennent place dans la voiture qui s’engage dans la grande rue de Los Robles. Un agent de la circulation les arrête pour laisser passer un couple qui traverse. Ce sont Vargas et sa femme. Ils atteignent le poste frontière américain où les douaniers félicitent Vargas pour avoir arrêté le chef du gang Grandi et pour son tout récent mariage. Puis c’est au tour de la limousine blanche de Linneker de franchir la frontière. Sa compagne se plaint d’entendre un tic-tac dans sa tête. Susan et Mike franchissent la frontière. Ils s’embrassent, la limousine blanche explose.

Les morceaux plus longs s’inspirent de la teinte espagnole du jazz pour évoquer l’excitation illicite et la corruption associées à la ville frontalière entre les États-Unis et le Mexique.

Vargas voit immédiatement que le Mexique pourrait être impliqué dans l’explosion car la bombe et la voiture provenaient de son pays. Il s’enquiert des premiers éléments d’enquête et renvoie Susan dans leur hôtel de l’autre côté de la frontière.

J’ouvre les yeux.

C’est une composition de jazz de premier ordre, dans laquelle l’improvisation, sauvage, contrôlée, sublime, fait partie intégrante des partitions de Mingus, avec leur écriture complexe, leurs harmonies étendues et la variation constante du tempo et du ressenti. La musique de Mingus était notoirement difficile à lire, c’est pourquoi il a abandonné le recours aux partitions. Il voulait que les musiciens jouent comme s’ils y pensaient eux-même.

Sur le mur blanc en face de moi un détail attire mon attention. En cette fin de journée, la lumière du soleil, qui décline à l’horizon, devient rasante. Des ombres vacillantes virevoltent comme des feux follets, leurs formes changeantes, évanescentes, se transforment sans cesse, sans que je parvienne à en reconnaître l’origine. Troublé par cette apparition éphémère, je tente d’en saisir la provenance.

Dans le plan-séquence du début de La Soif du mal, cette sensation claustrophobe est accentuée par le parcours de l’automobile perdue au milieu de ce labyrinthe d’immeubles oppressants n’offrant qu’une étroite allée de ciel étoilé, cette même sensation qui va perdurer tout au long du film suivant une route de faux-semblant dans une quête ultime de vérité.

Les motifs luminescents s’assemblent avec harmonie, leur mobilité rappelle ces taches de couleurs translucides qu’on aperçoit parfois dans le cône lumineux du projecteur de cinéma, elles s’agencent en rythme, mouvement gracile des cellules vivantes, des étoiles dans le ciel, des amoureux enlacés dans la danse sensuelle et comme dans l’étreinte amoureuse.

Les obsessions récurrentes du metteur en scène se répètent dans ce film, la musique de Mingus en est la parfaite bande sonore, elle s’y acorde à merveille soulignant à sa manière le Bien et le Mal, et la frontière poreuse qui les oppose, personnifiée par celle qui sépare le Mexique et les États-Unis, les faux-semblants, le vrai et le faux, autant de sujets qu’il ressasse encore et toujours et que les deux associés, le souvenir du film vu et revu, et la musique qui en complète la projection dans un film inédit.

Le texte ci-dessus est un extrait d’un projet de récit autour de Charles Mingus, la vie, le caractère, l’engagement et la créativité artistique du compositeur américain : Autoportrait en trois couleurs, dans le cadre de l’atelier d’été 2020 de François Bon.


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