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Le poids du monde en contacts successifs

J’ai relu en début de semaine quelques passages du livre Le poids du monde de Peter Handke, la force de cet ouvrage est telle qu’elle a changé le cours de ma semaine, celle-ci transformant les menus faits du quotidien par le regard et l’attention posés sur eux, contrairement à l’habitude, qui nous empêche de les voir au quotidien.

« Ce livre n’est pas le récit d’une conscience mais il en est le reportage simultané et
immédiat. »

Toute la semaine prendre note dans ses carnets (numérique et papier) tout ce qui peut nous passer par la tête de pensées évanescentes, liées à des sensations, des agacements, des douleurs, des préoccupations, etc... tout ce que notre esprit a tendance à mettre de côté, à rejeter... Le but est de se constituer un ensemble, un corpus, que l’on exploitera ensuite.

Un jeune garçon tout maigre, chétif qui parle d’une voix grave, se donne des airs de petite frappe de banlieue, dans ses vêtements et sa façon de se tenir, sa gouaille, boucle d’oreille et crâne rasé, mais qui voyant que je le regarde plusieurs fois, sans raison précise, et sans doute plus intrigué par son allure, ses gestes inquiets que m’inquiétant de ce qu’il pourrait faire, il s’en étonne auprès de son ami qui hausse les épaules, indifférent, manière de dire, ce n’est rien, pas grave, je m’en fiche, passons à autre chose, je suis concentré sur mon jeu. Quelques minutes plus tard, il revient avec un formulaire d’inscription à la médiathèque, écrire n’est pas son fort, penché sur sa fiche d’inscription, dans son application il m’apparaît plus jeune, tout craintif, l’image d’un oisillon à peine sorti du nid passe sous les yeux.

Romain Verger diffuse quelques images sur son blog Membrane et je découvre le travail du photographe espagnol Israel Ariño que je ne connaissais pas.

« La série Prosopographies (du grec prosôpon, qui signifie à la fois le visage et le masque) se situe, comme la série précédente Étude sur l’art de masquer sur le seuil illusoire de la vérité. Ces sculptures agissent comme une métaphore de la figure humaine, placées à l’arrêt face à la mort, mais encore en vie, comme si elles étaient des deux cotés en même temps. Sa visibilité est réduite à un refuge discret et tranquille de la pose et à la proximité physique presque hypnotique qui permet l’intégration du collodion humide, technique inventé par le sculpteur Frederick Scott Archer. »

 [1]

Sur le site du photographe, découvrir qu’il s’agit du photographe en résidence dans la ville du Blanc, où je venais régulièrement les étés de mon enfance où je passais mes vacances chez mes grands-parents dans l’Indre, et là où se trouve précisément Anne Savelli en ce moment.

Le nom qui efface la couleur n’est ni un constat, ni le symptôme d’un monde qui disparaît, que l’on aurait perdu. C’était mieux avant n’a pas cours ici. Le photographe espagnol, Israel Ariño, énonce les possibilités d’une transcendance que la sédimentation des jours nous fait oublier si facilement. Se pencher sur le côté inattendu d’un regard, se perdre à côté de chez soi, découvrir ce qui se cache derrière la couleur du quotidien, c’est prononcer Le nom qui efface la couleur. Israel Ariño nous fait redécouvrir que l’évasion intérieure se passe de motif.

Le poids du monde n’est pas un journal au sens habituel du terme ; il ne s’agit ni d’introspection, ni de considérations sur le cours du monde, mais de notations anonymes - encore que personnelles au plus haut point - accessibles à chacun. Anonymes, elles le sont parce que prises au point exact où l’intimité bascule en universalité.

Revenir dans un endroit où l’on n’est pas venu depuis plus de dix ans, en banlieue, dans ces zones pavillonnaires qui recouvrent inexorablement tous les champs de l’île-de-France. À l’époque, la nouvelle médiathèque avait été construite en plein champs ou presque, de nombreux no man’s land l’entouraient ou des chantiers de construction à différentes étapes de leur avancement. Tout récemment, des grilles ont été posées autour de la médiathèque pour empêcher les jeunes du quartier de jouer au ballon, de le faire rebondir et frapper au plafond, en l’endommageant. La ville entoure la médiathèque, comme si elle s’était construite autour, tout au moins dans ce quartier. Et désormais la médiathèque est entourée de grilles. Protégée ?

Les bois, les bosquets plantés autour des plans d’eau aménagés à l’époque de la construction de la médiathèque ont eux aussi grandi, se sont étendus, ont proliféré, ce qui semblait très artificiel à l’origine, par rapport au bâti moderne, revêt aujourd’hui un aspect plus naturel, au sens plein du terme. La campagne à la ville.

Le petit garçon un peu en retrait du groupe, au pied de la statue, profite de l’animation, ces camarades agités discutent avec l’accompagnatrice qui lui tourne le dos, pour manger à la hâte son sandwich au saucisson sec. La gourmandise n’a pas d’autre visage. Il est 9h30.

Elle s’endort devant vous tous les jours, elle s’offre à votre regard avec une insouciante légèreté, une habitude régulière. Ce qu’elle éveille en vous c’est un trouble passager. Vous ne connaissez d’elle que son visage les yeux fermés, endormie, le plis qui se forme sur son visage, trace laissée par l’oreiller improvisé qu’elle s’est confectionné avec son sac à main ou sa veste en jean, puis sa silhouette de dos, lorsqu’elle descend du train et vous précède sur le chemin vers le travail. Sa démarche chaloupée.

« S’exercer à réagir par la langue à tout ce qui nous arrive » y compris le plus anodin, le plus ténu, le plus souterrain, tout en remarquant que, pendant le laps de temps où l’on vit ces choses, « la langue se met à vivre, ». Un moment plus tard, cela ne serait pas plus que des faits de langue quotidienne, entendue jour après jour, cette langue insignifiante à force d’être familière, cette langue du « tu-sais-bien-ce -que-je-veux-dire. »

Sur Twitter, Noam Norkhat photographie son intervention lors de l’exposition Flamme Éternelle de Thomas Hirschhorn au Palais de Tokyo, le montage d’images qu’il a réalisé sur place. Des images de La Jetée de Chris Marker comme un jeu de cartes.

« On peut imprimer et coller ce qu’on veut sur le sol, sur les murs alors je colle ce qui me passe en tête : La Jetée... et la scène collée sur un autre plan montre bien que le temps se surplombe lui même, se superpose et se replie. Et les screenshots du fait de leur format se sont accolés par deux sur chaque feuille, certains ne suivent plus l’ordre du film, cartes rebattues dans le temps. »

Au café, cette famille nombreuse (deux filles, un garçon), menues tensions entre les parents qui indiquent bien que dans le couple tout se joue dans l’éducation des enfants.

Se rendre compte que ces imperceptibles tensions, on n’arrivait pas à les trouver suffisamment importantes avant pour les retranscrire, les fixer, pour ne pas les oublier.

Les bras nus des fillettes dans la rue, nostalgie d’une odeur des peaux enfantines chauffées au soleil, que nos enfants nous offrent plus à discrétion.

Je le croise régulièrement sur le chemin de la gare de Melun, lorsque je pars du travail pour rentrer chez moi. Ces derniers temps je marchais vite, ou baissais, détournais les yeux, consultais mon portable. Là, je l’avise de loin, et pourtant à sa hauteur, nos regards se croisent. Je crois avoir réussi à passer à travers les mailles de son attention, mais quelques secondes après m’avoir dépassé, je l’entends m’appeler dans mon dos. Je me retourne. Il me demande s’il peut aller à la médiathèque. Craignant qu’il pense qu’elle est encore ouverte, je lui réponds que nous sommes fermés à cette heure. Il insiste et demande s’il a le droit de revenir à la médiathèque. Il y a quelques mois il en a été exclu pour comportement intransigeant, raciste avec tous ceux qui ne sont pas tunisiens) et d’un naturel violent. Il a l’air en meilleur forme physique, a bonne mine, porte un T-shirt noir sur lequel est précisé en lettres blanches : je suis formidable. Je lui explique qu’il peut revenir à la médiathèque quand il veut, son exclusion n’est pas définitive, s’il revient apaisé, nous l’accueillerons comme tout le monde, et tout se passera bien. À chaque fois que j’évoque son comportement passé, il le remet en cause et s’énerve, le ton monte, je vois le moment où je vais rater mon train, je lui conseille de venir et nous verrons bien son attitude, mais il ne reconnaît pas ses torts, il veut à tous prix avoir raison, je me rends compte alors qu’il n’a pas absolument changé.

Deux amies discutent dans le train de leurs relations sentimentales, la blonde qui a un peu tendance à monopoliser la parole et s’écouter parler, évoque ses amis qui insistent pour qu’elle rencontre certains de leurs proches, mais elle n’est pas très partante, n’est pas dans cette logique là, elle ne comprend pas leur entêtement à vouloir la présenter pour la caser, ça n’engage à rien, prétextent-ils. J’entends : Ça langage à rien.

L’homme, un SDF portant vêtements sales et lourd sac dans le dos, est coincé entre les deux battants des portillons du RER, incapable de s’en défaire. Tous les voyageurs passent à ses côtés en l’évitant soigneusement, empruntant les autres passages, alors qu’il suffit de passer à l’endroit même où il s’est immobilisé comme un insecte prisonnier de la toile d’araignée, pour le libérer de ce carcan.

La femme dans le train qui vous fixe longuement. Vous pourriez commencer à vous demander si vous ne la connaissez pas, si elle ne cherche pas à attirer votre attention, que vous sortiez de votre rêverie, vu la durée cet échange de regards parallèles dont les lignes se croisent mais en des niveaux différents ou d’autres dimensions. Du temps avant de se rendre compte qu’elle est fatiguée, ou simplement distraite, la tête ailleurs, le regard vide.

Le principe des contacts successifs de Denis Roche est lié à la photographie argentique tel que le photographe l’a pratiquée toute sa vie. Que deviendrait-il dans le cadre de photographie numérique ? Ce que je vais essayer d’envisager dans ce nouveau travail photographique illustrant ce texte, qui confronte deux images portant le même titre dans l’ensemble des milliers de photographies que je prends depuis dix ans.

« C’est ainsi que Denis Roche va concevoir ce qu’il a appelé des « photolalies », écrit Danielle Leenarts, dans son texte Denis Roche. La photographie comme art du silence c’est-à-dire des rapprochements d’images distinctes. [2] « J’appelle « photolalie », écrit-il, cet écho muet, ce murmure de conversation entre deux photographies, très au-delà du simple vis-à-vis thématique ou graphique. Dans cette occasion si particulière où le photographe convoque ses images au « parloir ». [3] » En essayant de créer un dialogue entre ses images, Denis Roche tente ainsi de les faire parler, de combler, ne fut-ce qu’un peu, cette faille évoquée entre le projet et l’image. Séparées dans le temps, se rapportant à des circonstances disjointes, ces images, une fois réunies, proposent de nouvelles lectures. Une relation se crée entre elles qui ouvre vers de nouveaux possibles narratifs, au gré de leur interprétation par le spectateur. »

[1Et le photographe Gustave Le Gray.

[2Un ensemble d’entre elles a donné lieu à la publication suivante : ROCHE D., Photolalies. Doubles, doublets et redoublés, Argraph 1988.

[3Cité dans : MAGNO L. (dir.), GLEIZE J.-M (préface), Denis Roche : l’un écrit, l’autre photographie, LYON, ENS Editions, 2007, p.56.


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