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Textes et photographies des participants à l’atelier (Séance n°4)

Traverser, vite

Elle tourne à droite. Seule règle : un passage piéton d’écart. Trafic chargé.
Vrombissement irritant. Taureau patient, le rouge de sa robe comme cible.

Regarder ailleurs, prendre le temps, ne pas paraître suspect. Visages fermés de fin
de journée. Néons verts fluo. Pharmacie trop grande. Robe.

Voitures pressées, harmonie sans âme. Traiteurs asiatiques et italiens bons marché.
Peu de succès. Émanations surprenantes, salées. Robe.

Hommes décevants chez un fleuriste. Ciel tango. Vélo défectueux. Plus de robe.

Panique. Course. Place étoilée. Dizaines de possibilités. Traverser. Vite. Au cas où.
Klaxon ignoré. Rouge. Rouge. Rouge. Chaussures. Non. Sac. Non. Moulin. Non
plus. Robe, au loin, s’enfonce dans une rue. Enfin. Ça ne faisait qu’un instant.

Soulagé et prudent. La lecture reprend. Public trop impatient, touristes ravis et bus
immondes. Venelle choisie par la belle. Murs noircis. Théâtre romantique. Robe.
Robe ?!

Tissu inconnu, immonde reproduction. Amour envolé, cœur amer.

Nathan G.


La filature

Je copie. Je calque. J’imite la rythmique des pas du passant qui me donne le dos. Un point fixe. Tout autour, c’est flou. Métal, bois, vitres, gris, gris. Gris partout, il ne fait pas très beau. Je focalise mon regard sur lui. Comme précieux, Je ne le perds pas, car je ne veux me perdre non plus. Il a l’air pressé,nous sommes en retard. Là où il va je vais. Non. Là où je vais il va. Je le sais. Sa démarche, sa dégaine. Il est comme moi. Sinon pourquoi le suivrai-je ? Bref. J’esquive les passants marchant à contrecourant, tout en figeant ma vue sur cet archétype. Des Rod Laver, un gros sac à dos, une casquette. Signes qui ne trompent pas. Sa démarche confirme qu’il sait où ça se passe. Moi je ne sais pas. Donc je suis. J’ai confiance. C’est toujours pareil. J’ai l’habitude. Mcdo, Fnac, UGC, une vieille,un chien, je me déporte, j’ai peur des chiens. Je n’aime pas les animaux. Toujours tout droit, j’aperçois les autres. Un troupeau archétypes. Une foule d’idéaux-types. Un parterre de gens tous pareil. La ligne d’arrivée est proche. Je ne le suis plus. Ça y est. Je sais maintenant. Je me fonds, je disparais. Je suis un archétype. Seul tous ensemble.

Inès R.


Le souffle court

La pluie fine sur le béton inégal. Des pas. Gauche, droite. Gauche, droite. Les yeux perdus. Sur la vitrine bleue. Sur la voiture blanche. Il fait froid et monotone. La vieille dame passe. Roule son chariot lourd. Le temps s’étire. Happe les visages. Les formes. Brusquement, un drapé rouge. Épais, il flamboie. Surprise et stupeur. Je hoquette. Les aiguilles de l’horloge tournent et retournent. Vite. Les sensations vives. Les évocations. Fraise, cerise, sang. La peau crépite. Vite, retrouver ce réveil. Stop,plus rien ne bouge. Ma nuque se tord, mes jambes s’entortillent en un lent mouvement. Cherche,cherche le manteau éclatant. Le voilà. Il traverse, s’éloigne. Pas d’hésitation. Les noms de rue défilent. Ils sont inconnus, inutiles. L’angoisse me talonne. Calcule les itinéraires. Évalue la distance.Le souffle court, les doigts engourdis. Un parc, une planque. Les feuillages trompeurs. Un masque illusoire. Provisoire. Traître. Le manteau rouge est indifférent. Passe et s’égare, soudain. Plus de rouge. Plus de fraise, de cerise et de sang. La lumière s’éteint. S’allume. S’essouffle. Le manteau rouge disparaît. Il s’évapore dans l’air. Il rompt ce contact intime et brise mon cœur. Mon élan. Les branches tressaillent. Le calme assourdissant m’étouffe. Plus de concentration. Que des odeurs mélangées. Frites barbe à papa et steak chantilly. Tout se brouille. Tout m’écœure. Mais, à travers les arbres, le manteau fait du bruit. Claque. Tambourine. Tempête. Musique. Lancinante. Exaltante. Nouvelle bouffée d’oxygène. Vite. Dissocier, le son. Isoler, le rythme. Suivre, la cadence. Une sortie.Tout près. Le tissu bientôt au bord des doigts. Magnifique. Magique. Pas de face, pas de corps.Seulement un. Style. Une. Couleur. Un claquement. Un envol. Possible. Probable. Non, non.Palpitations saccadées. Ma poitrine se contracte. Suffoque. Prudence. Dans le gris du crépuscule. Il faut protéger l’insouciance écarlate. Ne pas froisser. Le drapé. Le chérir loin des yeux, près du cœur. Un, deux, trois enjambées. C’est acceptable. J’emboite ce pas artificiellement accordé. Laisse mon esprit vagabonder. Comparer les néons au blouson. Rouge cru et agressif, rouge tendre et velouté. Je plane sous les platanes, imagine des pourpres, des bordeaux. Brusquement, une sirène bleue.Interruption fortuite. Sursaut de panique. Flagrant délit dissimulé. Légitime attaque. De honte, je suis figée, tétanisée. Devant moi, le rouge est violacé, violenté. Le charme, évanoui. S’engouffre dans la bouche hurlante. Disparaît dans l’humidité haletante.

Camille A.


Avignon

Sur la place, une table occupée, petit déjeuner tardif - dignes et en apparence indifférents à l’homme qui les regarde les mains dans les poches - lunettes de soleil, font penser furtivement à un polar
Un aspirateur qui passe d’une boutique à l’autre, un ronflement électrique dans une autre et cette femme devant laquelle je m’arrête un instant, propres seront ces endroits où je n’ai jamais vu personne pénétrer ou si rarement ou leurs voisins, petite vie de communauté entre eux, on a presque l’impression de les déranger
Les jeunes à chaussures de sport et casquettes, comme partout, et leurs frêles et fortes jambes, mais ici un petit côté décalé que confirment les mots, l’absence d’accent de leurs échanges, une certaine aisance dans la démarche aussi qui leur donnent un semblant de parenté avec les robes et manteaux pour jeunes femmes charmantes et apparemment sages des boutiques
La laideur usuelle des tas couverts de noir sanglé devant les boutiques, nouvelles frusques pour riche décontraction
Un vieux couple dynamique, tenues de campagnards occasionnels, il tient un couffin.Occupant le trottoir des tables et chaises métalliques. Une femme frôlée par les passants boit un chocolat les yeux dans le vague, comme ailleurs. Je me heurte à une mère à poussette à l’angle, au moment où je me tords la cheville - chaise bousculée, je m’excuse dans une plaisanterie et passe vite sur mes jambes indociles, tourne le coin, sors de la vue
Un groupe derrière un homme portant un petit écriteau de ralliement, plus de femmes que d’hommes, corps lourds avec plus ou moins d’élégance ou d’abandon, cheveux de toute la gamme des gris et un regard complice d’une me dépassant, quelques mots rares et pas d’exclamation, je tente de les situer, nordiques sans doute
Un homme en anorak léger rouge, un gros appareil de photo ballotant sur son ventre, arrêté à mi-hauteur de la volée d’escalier vers l’église hèle sa femme, elle répond « c’est fermé »d’une voix si retenue que je doute qu’il l’entende, et tourne le dos, cherche on ne sait quoi,quelque chose à voir ? Elle porte un manteau rouge comme son cabas à fleur bleu qui ne fait pas très touriste.Un quadra complet bleu de belle coupe, luisant légèrement dans le soleil, porté ouvert,main dans une poche du pantalon, l’autre portant une serviette, la désinvolture légère dans l’attitude, la concentration d’un cadre... contrairement aux groupes de jeunes en complets bleu également, produits à la chaîne comme semblent l’être ceux qu’ils habillent et qui rient et s’ébrouent dans un moment de furtive liberté, mais avec une application qui sonne faux que je rencontrerai quand je sortirai de la pharmacie, cent mètres plus loin.Une jeune femme, belle croupe en pantalon noir collant, sweat blanc, tête penchée et cheveux noirs pendants vers le sol, est courbée pour frotter la vitrine de sa boutique, juste sous le blazer de beau coton blanc fleuri, si raffiné, dont je rêve depuis une semaine, bien trop jeune et surtout bien trop cher pour moi, je le salue à mi-voix et elle rie
Un homme chauve et sage sur un vélo rêveur
Sur le côté ensoleillé de la place, les terrasses, derrière les petites haies, sont occupées, les têtes qui dépassent ont l’air de toiser les passants depuis leur béatitude.
Dans l’avenue qui vient de la gare et butte sur la place, une file de camions de livraison attend patiemment pour tourner que passent deux ados en trottinettes et surtout que finisse la conversation d’une femme et de deux hommes, échange mondain, affabilité et indifférence parfaite au reste du monde... elle réalise, ils s’écartent, un homme fait une petite révérence, une idée de petite révérence, juste ce qu’il faut pour faire rire le chauffeur.
Je suis, sans y faire attention, des jambes qui longent les terrasses, regarde les patrons et employés qui finissent d’installer les tables, traverse la place au niveau du manège endormi derrière son grillage, passe derrière les marchandes de bijoux qui installent leurs étals,dans l’odeur, faible aujourd’hui, des silos d’ordures proches en admirant leur endurance et dégringole par les rues vides jusqu’à ma rue.
Une auto de sport brillante a le nez dans le portail du jardin de l’hôtel, un bagagiste en sort les valises... les quelques clients attablés devant le tabac observent.

Brigitte Célerier

d’un pas dansant

Le passage piéton nous sépare. Un feu rouge, trente secondes. Anxieuse, je ne veux pas la perdre de vue. Elle est trop jeune pour n’avoir aucune surveillance. Elle marche d’un pas dansant sur cette grande avenue encore endormie, insouciante des dangers qui effleurent son chemin. Le trottoir qu’elle emprunte est large, le flux humain très dense. Le soleil baigne les pierres haussmanniennes et les subliment. Lumineux ; dynamique ; bruyant : je vois blanc ; mon corps bouge ; et j’entends mille fois bip. Perdue de vue. Le feu n’est toujours pas passé au vert. Je m’avance sur la route, comme si cette action insensée allait accélérer le cours des choses et m’octroyer un passe-droit pour franchir cet obstacle. Pupilles dilatées des tress. Un terrible sifflement est témoin du contact imminent entre mon visage et un monstre à quatre roues. Lancé à toute vitesse, un camion voulait ma mort. Voilà maintenant que la petite a disparu. Impatiente, fiévreuse. Vert. Je devance tout monde. Me voilà à l’embranchement. J’ai un doute. A-t- elle pris cette avenue ou bien la suivante ? Peu importe, je sais qu’elle se dirige vers la boulangerie. Papa, avant qu’elle ne s’en aille, lui a demandé de rapporter deux traditions et des pains au chocolat pour tout le monde. J’avance, indécise, le regard perdu dans la foule et l’ouïe noyée dans le brouhaha matinal des camions qui livrent les échoppes. Sa petite taille et sa robe estivale bleue outremer m’attirent soudainement l’œil. Soulagée, un vague sourire remplace mes traits crispés. Rien n’existe plus autour de moi que cette tâche de vie bleue, ma sœur, au loin.

Sixtine L.


Où va-t-il ?

La structure en cuvette du vieux-Belfort me laisse à la merci totale de son regard. Des troncs d’arbre et un épais feuillage me sauvent la mise. Ses épaules disparaissent derrière la verdure. Où va-t-il ? Une fois le parc traversé, je tombe nez à nez avec le pont-levis. Impossible de m’abriter avec cette ligne droite. J’attends. Une fois que j’aperçois la couleur vive de sa chemise vers les fortifications, je m’élance. La grande porte menant vers la vieille ville me cache sa progression. La curiosité m’assaille. J’accélère. Le chemin en pierre se dérobe sous mes pieds. Un avertisseur sonore résonne. J’étais au milieu de la route. Je m’écarte. Je ne le vois plus. L’odeur du pain s’échappant de la boulangerie m’absorbe. Je ne devrais peut-être pas chercher à savoir où il se rend. Tout à coup, le bruit de l’herbe qui se plie sous ses pas. Je tourne la tête, et aperçoit ses cheveux dépasser des hauts vestiges du château. J’abandonne la prudence. Mes pieds grimpent à travers l’œuvre de Vauban. Je m’enfouis derrière les murets qui protégeaient Belfort de ses ennemis. Un regard à travers les meurtrières. La vision du majestueux Lion de Bartholdi qui surplombe la ville. Et lui, sur un banc. Devant la silhouette des tours se découpant dans le brouillard, une ombre passe. Il se lève et est rejoint par une autre. Sortie de ma cachette, je les vois disparaître derrière les tours de la cathédrale. Leurs mains enlacées se sont effacées dans la grisaille.

Sara D.


Elle est devant moi. Droit devant. Je sais que s’il elle se retourne tout est fini. Je sens plus mes pieds, j’avance péniblement sur le trottoir enneigé. Le froid me pique les joues. Il neige autour de moi, il neige autour d’elle, il neige autour de nous. Nous sommes comme les acteurs prisonniers d’une scène de théâtre gelée. Elle avance rapidement. Pas vif. Marche décidée. Elle évite de justesse un vieil homme. Une insulte fuse. Je m’écarte rapidement pour ne pas la perdre de vue. Bonnet rouge sur la tête, un long manteau de laine bleu électrique, elle contraste avec le défilé blanc du trottoir. Elle tourne à gauche. Je cours. Vite ! ne pas la perdre ! Où est-elle ? je ne la vois pas. Je ne la retrouve pas. Les flocons me brouillent la vue, les voitures passent à toute allure dans un éclair lumineux. Elle est là ! un groupe de jeunes me barre la route. Je les contourne. Je presse le pas. Je respire. La buée s’élève lourdement dans l’air. Ses respirations laissent dans son sillage comme une trainée blanche dans laquelle je m’engouffre. Le froid me mort les joues.Les gros flocons de neige brillent dans la lumière glauque des lampadaires. Je me calme au bout de quelques enjambées. Je retrouve mon souffle. Hésitante, elle s’immobilise quelques instants. Je m’immobilise derrière un kiosque, avant de la voir traverser la route. Bouffée de chaleur. Je dois la rattraper. Je glisse devant le passage piéton. Je ne ressens pas le froid ni la neige qui s’est engouffré sous mon manteau. Il faut que je me dépêche. Je traverse presque en courant. Je la vois du clin de l’œil entrer dans le parc. Vite la rattraper. Je m’élance. Elle vient de franchir la grille. Je cours. Pause. Je jette un regard au parc. Elle est partie à gauche. Le lourd manteau de neige étouffe le moindre bruit tandis que je m’aventure dans un paysage baigné dans une lumière blafarde, où tout se décompose en gamme de gris dans la pénombre du soir. La neige crise sous mes pas. Je n’entends que ma seule respiration, le bruit des voitures et la lumière acide des lampadaires s’estompent progressivement. Cela fait au moins 5 minutes que nous marchons. Je la suis toujours mais de plus loin. Il neige à gros flocons. Nous nous approchons de l’étang au cœur du parc. Je la distingue au milieu de ce rideau blanc. Elle s’avance sur le pont. Je ralentis. Mouvement du bras. Torsion des jambes. Elle est en face de moi. Le monde se réduit à l’éclat métallique de ses yeux qui me regardent avec animosité. Il neige toujours.

Jean de la S.

Filature

Il est difficile à suivre. Il ne va pas assez vite. Chacun de ses pas est lent comme une heure.Chacune de ses foulées est une éternité. Il ne balance pas ses bras, soigneusement rangés des les proches de sa veste en cuir. Il regarde droit devant lui, du moins il ne baisse pas la tête ni ne la lève ostensiblement. De dos, il semble serein. Et pourtant. Pourtant il sait ce qu’il a accompli. Il sait que ce calme n’est qu’une façade, aussi lisse en apparence que celle de ce hangar devant lequel il passe désormais. Il sait qu’il n’est pas le quidam qu’il veut bien laisser entendre. Il sait que la nuit dernière, aux alentours de minuit ... Il sort les mains de ses poches. Il n’en a sorti qu’une, en fait. La gauche. La droite aussi maintenant. Voilà que ses bras se balancent,frénétiquement déjà. Il accélère la cadence. L’heure est devenue seconde, dixième, centième. Il ne court pas encore, mais il ne marche déjà plus. Il traverse l’avenue sans un regard. Il préfère marcher à l’ombre. Il se hâte maintenant, comme s’il se sentait poursuivi. Mais pas un coup d’œil derrière. Il fonctionne à l’instinct. Et son instinct le guide de route en rue et de rue en ruelle.Gauche. Gauche. Droite. Les escaliers quatre à quatre. Le linéaire est devenu chaotique. Plus rien n’a de sens. Il donne l’impression de tourner en rond dans ce dédale de pavés irréguliers.

Mais il poursuit son chemin. Inexorablement. Un mouchoir blanc tombe de la poche arrière de son pantalon. Il n’y retournera plus. Il ôte sa veste. Se met à trottiner. Lâche sa veste. Se met à foncer.Il vient de réaliser. Il mesure la portée de ses actes. Alors il court. Il court pour fuir son destin. Il passe devant l’école primaire. Bouscule un enfant. Piétine un cartable. Elle est loin l’éternité de ses foulées, l’harmonie de sa silhouette longiligne. Son corps est déformé par l’effort. Jambes arquées. Dos courbé. Cou tendu. C’est un animal. L’air est doux pourtant. Le soleil caresse la peau des passants qui lézardent en terrasse. Il n’en a cure. Il est seul. Seul contre tous, seul contre lui-même. Étranger au monde qui l’entoure. Pourtant tout tourne autour de lui. Chaque passant est maintenant témoin de sa fuite en avant. On s’écarte sur son passage. On s’arrête et on se retourne. On l’observe.

À vouloir s’échapper, il s’est précipité dans sa propre chute. Et tout est désormais contre lui. Les feux verts virent au rouge. Le trafic se fait dense. Le sol accidenté. Les enfants sont devenus de forts adultes. Il ne piétine plus personne. Il se cogne, trébuche,tombe. Se relève et repart, mais pour combien de temps ? Chaque minute qui passe le rapproche du jugement dernier. Et cette fois la Justice ne sera pas aveugle. La balance penchera, penchera de tout son poids. Alors la sentence tombera, et sa tête suivra. Et cette course n’aura été qu’un vain sursis.

Aymeric D.

Les courses

C’est l’occasion qui crée la simple possibilité ou le larron (je ne suis pas animé de sentiments pervers : je tente de me conformer à la consigne) : revenant d’un déjeuner avec un ami (voilà cinquante ans que nous nous connaissons), j’avais à l’idée les trains qui vont au sud - et aussi les actions légitimes des employés de cette société inique qui veut imposer son ordure d’idéologie sans autre alternative, à vomir - c’est que passe la station de la gare de Lyon, son jaune et le bruit des pneus sur leur voies (j’avais dans la poche aussi le livre "Rome Naples Florence" dont j’avais, à l’aller, lu la description des atrocités commises à Naples vers mille sept cent quatre vingt dix huit (quelque messidor quelque chose) - au bout de la ligne qu’empruntait le Palatino qui partait à huit heures, le soir changer à Termini et emprunter un autre, le direct vers Reggio - j’étais en Italie, le métro débouche à Bastille il fait clair au ciel.
Portrait.

Elles sont entrées station Bastille (d’où venaient-elles ?) et se sont assises juste là - dans le métro on n’entend guère les discussions. Inutile de tenter de maîtriser quelque situation que ce soit - peut-être même avais-je à la main l’enregistreur. Ce sont les bijoux, la coupe de cheveux, le col roulé haut porté sous le menton qui cache certainement un tatouage et la longueur des manches.
Saint-Paul, montent et descendent les pékins.
Pourquoi pas une fille, après tout ? La domination masculine est toujours agissante : il semble plus simple, pour un homme, surtout assis, de mon âge, de ma complexion disons tout autant, cette hexis que je ne contrôle pas tant que je le croie, plus simple de justifier (au besoin) les clichés que je ne sais pas encore que je vais prendre (mais dans l’idée, derrière soi et sa conscience, subsiste l’infraction au code de la morale - qui est, comme disait Léo "la morale des autres"). Mais sans doute aussi ces colifichets d’oreille.

Hôtel de Ville : je change ou j’attends ? La question ne se pose pas : je change. Comme d’habitude, je n’emprunte pas le couloir du changement, je sors puis je rerentre. Je ne suis pas sûr d’avoir à l’oreille ce "Barocco tropical" que j’aime et que j’entends parfois, sans un bruit alors que gronde tout autour la ville ses habitants ses machines et ses airs ses chansons ses couleurs, j’avance, elles sont devant moi, ou alors je sors.
Rue du Renard.

Les suivre, emprunter l’escalier, avancer sur la rue qui va à Beaubourg - ils passent me croisent ces mots que j’oublie - sans doute à la bibliothèque, me dis-je centré sur ma filature. Il fait beau, c’est déjà ça, il est peut-être deux heure et demi - ça se saura sur les propriétés de l’image - deux jeunes filles, l’une brune l’autre blonde, cheveux longs ou courts, le sac croisé de l’épaule droite à la hanche gauche, baskets, où donc cela va-t-il ? Suivre. Des bruits d’une autre conversation que j’ai captée, un autre jour " non, mais s’il a fait ça comme ça, juste parce qu’il avait envie de baiser, c’est pas grave c’est pas de l’amour"

on se laisse à peine distancer (il y avait ce film dont je me souviens, à ce moment : ce type brun qui file aussi quelqu’une, met ses doigts dans son nez lorsqu’elle se retourne : ça va me revenir, mais ce n’est pas Errol Flinn, non, mais ça ressemble) il y a un temps pour tout, on traverse, le bruits des autos, il y a non loin la rue Saint Bon où exerçait M. - elle vient à Paris la semaine prochaine - ce ne sera pas la bibliothèque donc.
Rue de la Verrerie.

Le monde est là : le type tout à fait gauche cadre qui semble regarder ma proie (l’objet de cet atelier - la détestation du voyeur, la haine de voler quelque chose à quelqu’un qu’on ne connaît pas, qu’on aurait pu informer : crois-tu ? le crois-tu seulement ? tu sais quoi ? Le travail, c’est aborder n’importe qui (la ou le troisième) et lui proposer quelques minutes pour un sondage : continuer.)

J’ai deux clichés préférés ici : le tout dernier et ce dernier, là, où elles marchent d’un même pas vers leur destin (inconnu, qu’importe ?), un peu pour ce dessins de Rotten ou Vicious ou on s’en fout la lettre a entourée, de l’idéologie la moins torve, mais surtout le bas et le haut à l’inverse : on voit comme cette communication a exercé son pouvoir sur la marche du magasin en clôture - les petites chaussettes noires de la brune, et les pattes d’éléphant de la blonde.
Rue de la Verrerie.

Se rapprocher, changer de trottoir : queue de cheval, imperméable dans les tons argent, passer devant avant de disparaître

Ne serait-ce la précédente, on penserait la brune seule. Non. Le dessin les yeux fermés de la brune années soixante et le signe de la paix et voilà Albertine disparue…

Réapparue. Puis elles traverseront, puis je les perdrai... J’en étais à ces considérations (le livre de Michel Erman à la Table Ronde, la vie, d’un certain point de vue, de Marcel Proust qui voisine aujourd’hui avec celle de Miles Davis - même éditeur - dans la bibliothèque, je me retourne pour voir au loin la plupart des livres que j’ai aimés, disparus - revenir de la campagne, dans le garage subsistent des exemplaires à nettoyer, dans la chambre une pleine bibliothèque, sur le bureau, d’autres livres encore récupérés par E. quelques temps après), ces jeunes femmes pourraient aussi bien être mes filles, je ne sais pas où elles ont disparu, traverser la rue, certes, mais pour ma part, je suis allé jusqu’à cette officine nommée Carthage, puis je me suis retourné, je les avais perdues. Voilà tout, me dis-je, allons à Rambuteau emprunter la ligne qui monte à la porte des Lilas.
Retour sur mes pas, sur le même trottoir, ce magasin, là, dans la vitrine

Pour le souvenir du film : passer par M*A*S*H car on sait qu’il y joue : c’est Elliott Gould le film c’est "Le privé" (Robert Altman, 1973)

PCH


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