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De Mafeteng au Lesotho à Tanna au Vanuatu

« La grande révélation n’était jamais arrivée. En fait, la grande révélation n’arrivait peut-être jamais. C’était plutôt de petits miracles quotidiens, des illuminations, allumettes craquées à l’improviste dans le noir ; en voici une. »

Vers le phare, Virginia Woolf

Mafeteng, Lesotho : 12:34

Il n’y a pas beaucoup d’endroits pour se cacher dans le paysage désertique du village. Au loin la montagne douce et paisible les surveille en surplomb. Ses formes arrondies. Ce n’est pas le plus important. Ils veulent surtout jouer tous ensemble. Dans les hautes herbes sèches de la savane. Le garçon place ses mains sur ses yeux tout en souriant, amusé. À peine le temps de compter à voix haute, les enfants partent en tous sens pour se cacher. Dans la joie et la bonne humeur. Leurs foulées amusées. Ils se dissimulent dans la confusion de leurs départs anticipés, le désordre de leur course effrénée, souffles courts et cris d’excitation. Ils se cachent derrière les larges troncs des arbres aux ombres protectrices. Parfois, ils grimpent tout en haut en se hissant sur les branches les plus épaisses pour que leur poursuivant ne les trouvent pas. Dans un fossé, derrière un bosquet malingre et discret. Les plus malins se couvrent le corps de terre et de poussière rouge, ainsi camouflés, ils restent couchés sur le sol tiède, et demeurent là sans bouger. En espérant, le cœur battant, qu’on les trouve, mais le plus tard possible.

Mġarr ix-Xini, Malte : 11:34

Après avoir longtemps écrit, la tentation de tout abandonner, de prendre distance, aussi bien avec ce qu’il vient d’écrire, qu’avec ce qu’il vient de traverser, les paysages et les personnages. Il lève la tête, le rythme est perdu, rien de définitif, mais il faut faire attention, ni traîner ni rêvasser. La phrase va cheminer en lui pour trouver seule son issue. Il va falloir qu’il se lève, qu’il se dégourdisse. Il est si concentré, la tension à son comble. En faisant quelques pas autour de son bureau, son corps se détend. La phrase continue secrètement son chemin en lui. Il s’approche lentement de la large fenêtre. La vue est magnifique. Le paysage inoubliable. Cette fenêtre est un piège. Un appel à dilettante. Le soleil sur sa peau. Ce petit air frais qui lui caresse la joue. Un baiser timide. Il jette un regard distrait sur le paysage pour ne pas perdre toute motivation. Sans cela il ne terminera jamais l’écriture de son texte. Il tourne le dos à la fenêtre. Relâchement passager. Les deux mains sur la table de travail, bras ouverts, tête penchée, las. Une large respiration. La phrase refait surface.

Medford, Minnesota, USA : 03:34

Dans l’obscurité profonde de l’appartement, alors que toute les pièces sont plongées dans une pénombre silencieuse et placide, le chat tigré au pelage soyeux se promène dans les pièces désertes. Il avance tout en sautillant, ses pattes souples et légères caressant le sol avec élégance, avec son allure élastique et régulière. Son rythme est fait de cassures et d’accélérations. Seul maître à bord. Il prend son temps, se délasse en cheminant tout à son aise. Rien ne peut l’arrêter. Il cherche l’endroit où il va passer les prochaines heures en attendant que le jour se lève. Il termine son errance dans l’atelier de la maison, grimpe avec son agilité de félin sur le rebord étroit de la fenêtre. Il s’installe là et regarde ce qui se passe dehors. Vigie agile. Il prolonge son air inexpressif, avec une douceur opaque et flottante de pierre ponce. Dans le mouvement d’un seul regard il n’y a plus de distance. Et soudain, sans raison, l’animal se fige. Derrière la vitre de l’atelier, il observe ce qui se passe à l’extérieur. Rien d’autre que l’air grisant de l’accélération du rêve.

Gjakovë, Kosovo : 11:34

Elle ne pensait pas que la vie lui ferait un tel cadeau. Dès qu’elle entre dans cette combinaison d’apicultrice, cousue en une seule pièce, elle devient une autre femme. Elle voudrait qu’il l’utilise complètement pour l’aider à oublier l’espace de quelques minutes la responsabilité morale qu’implique le fait d’exister et d’avoir à se comporter avec noblesse et dignité. Ce vêtement protecteur est une seconde peau. Jusqu’à ce qu’elle se déshabille d’elle-même, jusqu’à ce qu’elle pleure pour qu’il la prenne dans ses bras, qu’il la maintienne contre lui, jusqu’à ce qu’elle ne pleure plus. Les abeilles sont officiellement reconnues comme espèce en voie de disparition. Sous le chapeau à larges bords et son voile, la chaleur est vite intenable. Son front perlé de sueurs. Son corps enveloppé, enfermé dans cette carapace, elle se rappelle ses lèvres, son souffle d’une tendre suavité quand il la prend dans ses bras, qu’il la serre très fort, ses doigts qui s’agrippent à ses bras, qui s’enfoncent dans sa peau comme une piqure d’abeille dont le venin entraîne démangeaison, boursouflure et rougeur.

Athènes, Grèce : 12:34

Soudain sa peau et la chair sous la peau s’éveillent. Il incline la tête un peu vers l’avant. Il secoue ses cheveux pour faire tomber les gouttes d’eau sur sa tête qu’il vient de plonger sous le jet froid de la fontaine. Ses cheveux rejetés en arrière dégagent entièrement la pâleur humide de son front osseux. Il se renverse en se cambrant. Son torse s’écarte alors que tout son corps verse. Son ventre légèrement bombé. Il sent la chaleur du soleil toucher son front encore humide, longer l’arête du nez, glisser sur ses paupières. Il sent la chaleur sur sa peau, son dos nu offert à la lumière. Les fines branches des arbres projettent leurs ombres étirées, entrelacs de traces et de lacis enlacés qui dessinent dans son dos des motifs de lignes qui dialoguent et s’éloignent dans un même mouvement, canevas qu’il ne voit pas mais qu’il devine. Quelque chose qui le dépasse, qui le grignote de l’intérieur, quelque chose abstrait à déchiffrer. Tatouage éphémère, une forme d’écriture. L’autre est plus infini que soi dans sa propre résonance. Entre l’obscurité et la lumière, dans cet interstice.

Québec, Canada : 05:34

Dans le parking souterrain. Cette chambre d’écho soudain vide. Plusieurs étages en dessous de la ville. Dans la lumière contrastée de ce lieu clos, taciturne. L’étonnante lumière qui irradie dans l’obscurité sans qu’elle ait de source unique. La lumière des néons accrochés au plafond vibrionnent dans tout l’espace. Ils clignotent et scintillent parfois. On dirait qu’ils lancent des messages secrets, codés. Leurs bruits d’insectes attirent l’attention. C’est un bruit si particulier que celui de l’électricité récalcitrante. Il n’y a personne dans le parking. Aucune voiture ne roule. Pourtant l’odeur tenace des pots d’échappement persiste dans l’air. Fines particules en suspension. Tout à coup elle s’arrête. Les derniers pas qu’elle vient de faire résonnent encore un instant après son arrêt et se prolongent dans la cadence de son cœur qui bat dans sa poitrine. Cette voiture n’est pas sa voiture. Elle est pourtant certaine de l’avoir garée là hier soir. À cet emplacement, à cet étage. Elle a ressenti comme un étrange calme. Une sorte d’euphorie. Puis, tout tourne à la stupeur. Et quelle part d’imaginaire, de cauchemars, de souvenirs ?

Tanna, Vanuatu : 21:34

Dans la nuit. Après une ascension rendue difficile et dangereuse par l’obscurité et la nature accidentée du terrain, son impressionnant dénivelé, se retrouver au sommet. Devant ce spectacle saisissant. Se tenir en équilibre, au bord du gouffre. Sur les contreforts rocheux du cratère volcanique, qui se sont consolidés avec le temps, par l’accumulation des matériaux éruptifs, autour de l’ardente cheminée, afin de former un monticule circulaire. Le volcan est encore en activité. Dans un bruit tonitruant, une chaleur insoutenable, qui pétrifient le corps à la moindre esquisse de mouvements, le volcan rejette avec violence des fontaines de lave, leurs projections suffisamment fluides, puissantes et régulières, forment à la sortie de la bouche volcanique, un jet de lave plus ou moins continu. L’explosion de cette lave, générée par la pression interne à l’intérieur du cratère, projette en l’air, en jets continus, de véritables feux d’artifices, de roches en fusion, qui illuminent l’obscurité du ciel de leurs panaches colorés, mêlant soudain ces étincelles mordorées, ces flammèches de laves rougies par la chaleur de l’éruption, avec la constellation d’étoiles de la sphère céleste. À ce moment-là, le compte à rebours est lancé.


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