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De Melekeok aux Palaos à Malé aux Îles Maldives

« La grande révélation n’était jamais arrivée. En fait, la grande révélation n’arrivait peut-être jamais. C’était plutôt de petits miracles quotidiens, des illuminations, allumettes craquées à l’improviste dans le noir ; en voici une. »

Vers le phare, Virginia Woolf

Melekeok, Palaos : 14:28

Allumer un feu, ce n’est pas si simple, surtout lorsqu’on n’a pas d’outil, mais c’est essentiel à la survie dans la nature. Sans allumettes ou briquet, il faut savoir faire un feu en utilisant des objets courants ou naturels pour créer une friction, ou en se servant d’une loupe sous le soleil. Ce que lui a appris son père quand il était plus jeune. C’est pourquoi il a aménagé un nid de petit bois très sec, en y ajoutant un tas de feuilles, de brindilles, d’écorces et d’aiguilles de pin trouvées sur place, afin de nourrir les étincelles ou les braises et de créer une flamme. Il sort donc sa loupe du fond de sa poche, incline le verre sous plusieurs angles en direction du soleil afin d’obtenir le rayon de lumière le plus net possible et de créer un cercle lumineux. Il maintient le verre dans cette position, jusqu’à ce que le petit bois commence à fumer et à s’enflammer. Il souffle légèrement sur le foyer naissant pour nourrir la flamme. Il ajoute progressivement de plus gros morceaux de bois. C’est ainsi que le feu prend.

Yangju, Corée du Sud : 14:28

Derrière le miroir. Elle ne le voit pas. Pas tout de suite. Elle vérifiait son maquillage quelques instants avant, elle ne l’a pas vu arriver dans son dos, invisible dans cet angle mort de leurs regards croisés. Elle a levé la tête en l’entendant approcher, délicatement, en lui tout est délicatesse, le bruit de ses pas dans la pièce nue. Elle regarde fixement le miroir, bien en face, mais la tension dans son regard lui brouille momentanément la vue, elle ne peut plus rien voir, tout devient flou, diffus. Son attention se concentre désormais sur ce qui, sonore, l’envahit. Les reflets de leurs visages s’inscrivent dans un cadre invisible, comme superposés dans un bel effet de proximité et de dédoublement à la fois, celui d’une image en devenir. L’image se crée sous ses yeux mais elle ne la voit pas. Ils entrent dans le tableau. Dans la circulation spéculaire des regards. Elle se met à pleurer quand elle réalise que tout cela n’est qu’illusion, une suite d’images de l’absent qui l’entête. Elle tente d’arrêter le flot de ses larmes en enfonçant ses doigts pour comprimer son canal lacrymal.

Canton, Îles Phœnix : 17:28

Une île entre le ciel et l’eau. Est-ce que l’on sait vraiment ce que c’est une île ? N’est-ce qu’un bout de terre perdue en mer ? Seule importe l’eau, l’étendue autour, la séparation qui constitue l’île comme lieu sans lien. L’île isolée. Toute île est déserte, même lorsqu’elle est habitée. Qui n’a jamais rêvé de partir sur une île déserte pour fuir la brutalité du monde ? Ce qu’on vient chercher ici ce n’est pas une réponse, mais une confirmation, oui nous avançons bien dans la bonne direction. Le temps nous libère du temps. Nous aimons nous confronter au spectacle sans arrêt changeant de la plage à perte de vue, de ses lumières éphémères et chatoyantes. Le soleil dont la lumière, tour à tour brumeuse ou sèche, se reflète sur la grève où les flaques, à marée descendante, font office de miroirs qui ne réfléchissent que leur propre passage, aucune trace de ces instants fuyants ne s’imprime en nous, si ce n’est le lent travail d’érosion du sable, les passages évanescents des nuages dans le ciel et leurs dessins évasifs, comme leurs chaotiques échos.

Barcelone, Espagne : 06:28

Au calme, dans la fraîcheur de ce café tout en recoins et zones d’ombre. Il s’est installé là pour voir arriver son rendez-vous sans être trop exposé. Il veut profiter de cette attente, en retrait, pour réfléchir un peu. Dans la rue, une voix d’homme hausse le ton, pousse un cri qui se bloque en lamentation dans sa gorge, tandis que ce bruit est recouvert par l’accélération de deux voitures qui surgissent dans la rue étroite, filant à vive allure, engagées dans une course poursuite aussi bruyante qu’inutile. L’homme se retourne pour tenter de comprendre l’origine de cette agitation, mais au lieu de se tourner vers la large fenêtre qui ouvre sur la rue, il suit le mouvement sonore des véhicules et vérifie ce qui se passe dehors en portant son regard vers le miroir situé dans son dos. Il doit se tourner pour y parvenir. Le patron du café qui l’observe à distance depuis son comptoir, se demande s’il ne cherche pas à se cacher, il tourne la tête si rapidement comme s’il fuyait quelqu’un, et dans ce geste fébrile, l’indice d’un aveu de culpabilité.

Lódz, Pologne : 06:28

Il fait froid dehors ce matin, un froid pinçant. Une fine pellicule de gel blanc recouvre la vitre et dessine dessus ses motifs de fleurs de givre en bouquet. Après avoir aéré sa chambre, la jeune femme vient de fermer la porte fenêtre. Pour cela elle s’est glissée derrière le rideau de nylon fin et transparent. Au moment de s’en extirper, quelque chose la retient, la maintient sur place. Une sensation enfouie depuis longtemps. Une lumière qui lui rappelle un souvenir d’enfance. Un jeu de cache-cache, une disparition passagère le cœur battant, dans la crainte d’être vite retrouvée et son inévitable pendant, son reflet déformé par l’angoisse enfantine, qui fait plus peur encore, qu’on ne la retrouve pas, qu’on l’abandonne là, toute seule, trop bien cachée dans la maison, coincée entre ses deux envies, apparaître, disparaitre, ces sensations contradictoires. Elle caresse le tissu fluide et lisse, d’un air rêveur, absente. Avec le froid qui s’est condensé dans l’espace entre la fenêtre et le rideau, ce sas glacé, elle ressent sous ses doigts le nylon se durcir un peu, gelé. Elle se fige. Elle frissonne. Elle se souvient.

Bilma, Niger : 06:28

À l’ombre. À l’abri d’une grande bâtisse aux murs recouverts de chaux blanche et la fraîcheur inespérée de quelques arbres chétifs immobiles dans un air lourd, sans un souffle de vent. Assise par terre en tailleur, hésitante et fragile, gracile dans sa robe de toile légère aux motifs colorés. Chemise blanche, bras nus et foulard noué autour du cou. La tête penchée de biais pour vérifier discrètement, l’air de rien, la présence des hommes qui l’entourent et l’accompagnent, qu’elle ne connaît pas encore assez pour leur adresser la parole ou les suivre sans crainte. Quelques mètres en retrait derrière elle. À la fois protecteurs et vigilants. Leur silence la laisse songeuse, inquiète. Elle n’ose pas les regarder en face. Elle évite ce regard frontal, de crainte qu’on la juge réservée, méfiante, sur ses gardes. Elle redoute leur réaction imprévisible. Une gêne passagère. Un embarras momentané. Elle est là sans être là. Pas à sa place. Elle cherche à rester la plus discrète possible. Minuscule, invisible. Incapable de bouger, de réagir. Elle place ses deux bras joints du même côté. Ils semblent peser très lourds sur son épaule. On dirait du marbre.

Malé, Maldives : 10:28

Le cuisinier a pris sa pause. Il relève le défit qu’on vient de lui soumettre. Un pari. Il s’approche lentement de la table. Il se concentre sur ce qu’il est en train de faire. La maîtrise de son geste. Sa précision. Le spectacle est permanent. Entre ses doigts, il tient la queue de billard. Avec élégance et fermeté. Une certaine dextérité. Il faut la manier avec poigne pour assurer le geste et la propulsion du coup à venir, et en même temps avec une légèreté, une souplesse, pour laisser du jeu, entre les doigts, de l’air, de l’élasticité, le mouvement des bras, au moment de frapper la boule de résine phénolique, semblable à l’ivoire. L’homme engage tout son corps pour viser, les yeux rivés sur le bout de la queue qu’il fait aller et venir afin d’ajuster son tir, au dernier moment, et le triangle des boules, devant lui, l’objectif qu’il doit atteindre. Au bout du compte, il est obligé d’attendre. Il est un temps distrait, déconcentré par la présence déstabilisante de ses deux adversaires qui le toisent en bout de table. L’enjeu du pari. La pression.


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