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De Bandar-e Anzali en Iran à Kaboul en Afghanistan

« La grande révélation n’était jamais arrivée. En fait, la grande révélation n’arrivait peut-être jamais. C’était plutôt de petits miracles quotidiens, des illuminations, allumettes craquées à l’improviste dans le noir ; en voici une. »

Vers le phare, Virginia Woolf

Bandar-e Anzali, Iran : 16:55

Ce besoin de prendre du recul, de lâcher la pression des jours difficiles, de soulager cette tension qui s’est fixée insidieusement sur tous les membres de son corps, les épaules endolories, les cervicales coincées, le bas du dos meurtri, le temps de souffler un peu. On pourrait s’asseoir, prendre une grande respiration, fermer les yeux un instant et ne plus penser à rien. S’abstraire de tout ce qui, à l’extérieur, les bruits de la ville, les sollicitations inopinées, les discriminations, la violence des regards, accompagne certains gestes déplacés comme les tapes, les frappes, les pincements, les gifles. Rentrer chez soi et chercher le silence, le calme, la paix. Parfois, même chez soi c’est difficile de l’obtenir. L’intérieur est de plus en plus ouvert sur l’extérieur. La vie des femmes réglée par les lois masculines. Les obligations. Elle se retrouve seule. L’unique échappatoire est de s’enfermer dans la salle de bain. Elle fait couler l’eau de la douche qui glisse le long de sa peau, sa fraîcheur la réconforte. La saleté et les scories de son corps se trouvent lavés par le jet dont le flot tourbillonne à ses pieds.

El Monte, Chili : 09:55

C’est l’anniversaire de la grand-mère. Sa fille revient de chez le pâtissier chez lequel elle a acheté un appétissant gâteau. Sa mère fête ses 84 ans. Ce soir ce sera grand. Ce soir ce sera la fête. La pièce sera soudain plongée dans l’obscurité et d’une voix à l’unisson les enfants et toute la famille autour entonneront les premières notes enjouées d’un “Joyeux anniversaire.” C’est jour de fête. Toute la famille veut lui faire oublier le temps qui passe. Dans les cris et les hourras, les vivats et les rires. Il lui faudra reprendre sa respiration, s’approcher lentement du gâteau, sans rien renverser dans le désordre de la table, le visage s’éclairant dans la lumière chancelante de la flamme, transformant les volumes du visage, renforçant ses rides dans l’effort, la tension du bassin, marquant un temps de retenu, dans l’attente, tous les regards se fixant sur elle, les appareils photos qui en saisiront l’instant, arrêt sur image, et souffler très fort sur la bougie pour tenter de l’éteindre du premier coup, sous les encouragements de la foule des visages ravis, rieurs, émus qui l’entourent tendrement.

Madrid, Espagne : 14:55

L’utilisation du fil à plomb est basée sur le principe de la pesanteur, il indique constamment la direction de celle-ci. À la verticale du lieu. Le fil à plomb est donc constitué de trois parties : Une cale, qui est maintenue contre le mur à tester. Le fil, généralement une ficelle ou une chaine, qui passe dans la cale et le pendule. Un pendule pesant, autrefois en plomb, tendu au bout du fil, vient affleurer le mur droit. En peinture, dans la mesure ou la perspective suppose que le tableau est une fenêtre verticale sur le sujet, le fil à plomb, tenu à bout de bras pour viser, sert à construire le dessin. Le dessinateur repère des alignements verticaux dans le sujet qui veut saisir, en particulier ceux au dessus des appuis du modèle, l’œil humain ayant tendance à se laisser facilement tromper par certaines formes. Le fil à plomb facilite le repérage des limites verticales du champ de l’image à droite et à gauche. Il figure souvent suspendu au centre des temples maçonniques.

Douma, Liban : 15:55

Lumière du ciel et gestes qui continuent à exister comme refus du passé. Dans la montagne. Aller puiser l’eau à la source. L’échelle nous croit toujours au fond du puits. La mesure de tout usage est temps glacial en son effort. Attraper le seau vide, le descendre tout au fond du puits. Son bruit métallique contre la paroi. Le recouvrir d’eau, puis le remonter. A la lumière du jour. L’effort intense, souffle coupé dans les derniers coups de main qui tirent pour le hisser jusqu’en haut, la tension du poignet, le corps incliné en arrière fait contrepoids, le poser en équilibre sur le rebord de la margelle. Reprendre son souffle tant bien que mal, essuyer son front parsemé de fines gouttelettes d’un geste bref, rajuster une mèche de cheveux rebelles. Attirer à soi le seau par la poignée, avec ses deux mains, ne pas en renverser en chemin. Non pas du repli sur soi, mais du temps pour soi, de l’épanouissement personnel. Un pas à faire, il n’y a plus qu’un pas à faire. Une seule chose était étrange : continuer à penser comme avant. Et recommencer plusieurs fois malgré la chaleur.

Gasherbrum II, K4, Pakistan : 17:55

Le Gasherbrum désigne un groupe de sommets situés au Pakistan, au nord-est du glacier de Baltoro faisant partie du Baltoro Muztagh dans la chaîne du Karakoram. Le Gasherbrum II est le treizième plus haut sommet de la terre. On l’appelle également K4. Techniquement un peu plus difficile que le Cho Oyu, il est moins exposé aux risques objectifs. Son principal attrait réside dans son superbe éloignement, dans un cadre exceptionnel de très hautes montagnes. Trois camps d’altitude le long de l’arête ouest, suspendus en plein ciel, précèdent l’arrivée au sommet. Troisième plus haut sommet du massif des Gasherbrum, il est considéré comme le plus accessible des cinq huit mille que compte le Karakoram Pakistanais. La remontée de l’immense glacier du Baltoro et le retour par le col du Gondogoro rendent cette expédition unique en son genre. Le camp de base du G2 se trouve au niveau de la spectaculaire jonction des glaciers des Abruzzes et du Gasherbrum sud. Le parcours d’ascension suit essentiellement la très belle arête sud-ouest. Du sommet, la vue sur l’immense chaîne du Karakoram demeure sans doute comme l’une des plus belles que la terre puisse offrir.

Istanbul, Turquie : 15:55

Lorsqu’il était enfant, ce qui lui plaisait dans les dominos, c’était la matière de ceux avec lesquels ses grands-parents lui avaient appris à jouer. Face en ivoire et face en ébène. Il aimait également la petite boîte en bois dont il se servait pour d’autres jeux. Le couvercle coulissait et pouvait transformer la boite en cachette pour ses jouets. Le bruit des pièces sur la table. Leur mouvement tournant en pivot autour de l’axe central, avec ce rivet qui consolidait parfaitement l’emboitement de l’ivoire sur l’ébène et dont la surépaisseur offrait une manipulation plus aisée de l’objet, permettant de pirouetter plus facilement les dominos. Ce qui l’impressionnait le plus c’était la manière de jouer des adultes qui parvenaient à faire tenir l’ensemble des pièces à l’intérieur de la large paume de leur main. Il était trop petit pour réussir à les imiter, si bien qu’il devait disposer les dominos en arc de cercle debout devant lui sur la table de jeu. Ils avaient favorisé chez lui l’apprentissage des nombres, la reconnaissance des couleurs, des formes, tout en s’amusant, et sollicité l’observation, la mémoire.

Kaboul, Afghanistan : 17:25

L’impression que tout est devenu silencieux. Tous les gens la regardent dans la rue. Combien de temps restera-t-elle encore avec lui, ici ? Son visage est fané, creusé par la peur. La fatigue et le mépris. La peau terne. Le bas de son visage alourdi et fripé. Dans l’obscurité de la pièce où elle s’est retranchée pour fuir ses coups, son visage se modifie étrangement. Elle voudrait se relever seule mais n’y parvient pas. Il l’a poussé, elle est tombée en arrière. Dos au mur. Il lui tend la main pour la relever. Elle garde les yeux baissés. Hésite à accepter cette main, la main qui la frappe. Cette menace. Une ombre au-dessus de sa tête. Elle a vécu sans but. Il hésite. L’ambiguïté de son geste, de son aide duplice. Il la dévisage. Il s’impatiente, sa main secouée d’un mouvement nerveux. Elle ne sait pas où aller. Un jour, elle sera obligée de quitter le pays. Elle se rendra à l’aéroport, contrainte et forcée. Elle fera des adieux en pleurs à ses proches. Il faudra partir. Tout abandonner. Pour aller où ? Elle est perdue. Le jour se déchire.


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