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De Bugiaui en Papouasie Nouvelle-Guinée à Darvaza au Turkménistan

« La grande révélation n’était jamais arrivée. En fait, la grande révélation n’arrivait peut-être jamais. C’était plutôt de petits miracles quotidiens, des illuminations, allumettes craquées à l’improviste dans le noir ; en voici une. »

Vers le phare, Virginia Woolf

Bugiaui, Papouasie Nouvelle-Guinée : 16:04

Le visage de cette femme est maquillé d’argile et de peinture rouge, sa tête ornée d’une coiffe en fourrure décorée de feuilles et de plumes. Chaque couleur a une signification bien précise. Le blanc représente la mort et les esprits. Le noir symbolise la force et l’agressivité. Les pigments de peinture proviennent de différents minéraux présents dans la nature : argile blanc, charbon de bois. L’art corporel est très important chez les Papous. Riche en symbole et utilisé lors des fêtes et des rituels. Cette représentation matérielle des esprits bienveillants protègent chaque clan de la maladie, de la mort et des esprits du mal. Pour les indigènes, ces cérémonies ont pour but de se souvenir de leurs racines et se rapprocher de leurs ancêtres. Ces peintures corporelles servent à exprimer leurs personnalités et leurs émotions. C’est un rite initiatique. Mais cette femme ne fait pas partie de leur clan. Elle garde le visage droit pendant que l’on dessine directement sur ses joues, son front. Elle sent le pinceau glisser sur sa peau. Les formes qu’elle devine transformer les lignes de son visage. Qu’est-ce que ça veut dire, la couleur de la peau ?

Timisoara, Roumanie : 09:04

Une conserve de petits pois posée sur la table de la cuisine. Rien autour. Juste ce bocal en verre, posé en plein milieu de la table, sur le gris de son revêtement. Tous les souvenirs que cette conserve éveille en soi. À travers le verre, les légumes flottent dans leur jus. Comprimés sous vide. Rituels de campagne. Souvenirs d’enfance inoubliables. La confection des confitures. L’élaboration des conserves à partir des légumes du jardin. Les haricots, les asperges, les petits pois. On ébouillantait ses bocaux en verre au préalable pendant cinq minutes, et on les laissait sécher à l’envers sur l’établi de la cuisine construite à l’arrière du garage, avant de les remplir de sa préparation, et de les plonger à nouveau, fermés, dans l’eau bouillante. Il faut respecter scrupuleusement les temps de cuisson, car il est important que l’aliment soit porté à 100°C pour être stérile. Ma grand-mère m’a toujours conseillé de les conserver à l’abri de la lumière (pour les bocaux en verre), et à une température inférieure à 23°. Un placard faisait parfaitement l’affaire, une cave ou un garage pas trop soumis aux variations de températures.

Alleghe, Italie : 08:04

Un baiser, les yeux dans les yeux. Ses lèvres contre les siennes. Secoué de frissons et de soupirs. Une légère pression qui affleure. Frisson dans le dos. Dans cette distance où le regard n’existe plus, il disparaît sous le contact de la peau qui se caresse, l’une contre l’autre, de l’odeur du corps de celui qu’on enserre, son parfum, les gestes qu’il fait, ses caresses. La sensation dans notre corps. Un tremblement qui ne vient pas de la chair. Il observe son désir enfoui dans ses yeux. Le regard disparaît au profit de la sensualité du contact. Dans un angle mort. Fermer les yeux tout de suite, précipitamment, serait l’assurance de le voir apparaître à nouveau, fragments en désordre, et de l’effacer dans le même temps, de s’exposer au risque d’un inévitable chaos. Ces mots qui se battent dans leurs têtes, ces sensations qui s’entremêlent comme le sang presse leurs tempes, se mélangent, s’entrechoquent, se diffusent. Je suis l’étranger dans ton reflet. Une main caressant le cou, la fin d’un baiser. Comment formuler ce qui se passe en nous ? S’aimer cela n’explique jamais rien.

Luanda, Angola : 07:04

C’est le moment de la pause, juste avant de commencer le travail, ils se retrouvent tous les deux dans les sous-sols de leur immeuble, la fraîcheur toute relative de la cave, mais surtout à l’abri de leur patron qui surveille les moindres faits et gestes de ses employés. Il fait chaud, très chaud. Dehors, c’est à peine supportable. Pas un souffle d’air. Dès qu’on se met à bouger, on en vient à transpirer. Difficile de travailler dans de telles conditions. Les deux collègues s’assoient face à face sur leur tabouret. Ils soufflent un instant. Ils en profitent pour échanger leurs points de vue. Ici, à l’abri, ils peuvent discuter librement, évoquer tous leurs problèmes, rire de leurs tracas quotidiens, se moquer de ceux qui les exploitent et se servent d’eux. Il faut laisser infuser trois minutes, dit-il en remuant son sachet de thé du bout des doigts. Assise sur son tabouret, le dos contre le mur, elle souffle sur la boisson pour la faire refroidir avant de la porter à ses lèvres afin de ne pas se brûler. Elle n’est pas d’accord. Mais ce n’est pas grave.

Quanzhou, Chine : 14:04

Elle ne l’a pas vu depuis longtemps. Elle pensait même qu’il avait disparu, qu’elle ne le verrait plus jamais. Est-ce bien son fils qui se présente devant elle ? Elle se lève un peu hésitante. Troublée par cette rencontre inattendue. Elle espérait tant le revoir. Après tout ce temps, c’est inespéré. Le jeune homme un peu timide s’approche d’elle lentement. Puis il s’immobilise. Elle tend ses mains tremblantes vers lui, les pose sur son visage, de part et d’autre de ses joues rondes. Elle lui caresse le visage doucement, modèle avec ses doigts les plis et les replis de son visage, touche ses joues, palpe son menton, caresse du bout de ses doigts ses paupières et son front. Elle passe sa main dans ses cheveux, laisse traîner ses doigts dans la masse sombre de ses mèches. Elle a toujours aimé ses cheveux, leur odeur particulière. Elle prend son temps. Il reste immobile, ne sachant comment réagir devant elle. Il la laisse faire, le regard perdu dans le vague. Il sait bien qu’elle ne peut pas le voir avec ses yeux, mais sa main le voit, le devine, le perce à jour.

Luang Prabang, Laos : 13:04

Dans la lenteur et l’épaisseur du temps. Sur les rives du Mekong, les rares villages assoupis disparaissent dans la végétation luxuriante. Loin des bruits du monde, une simplicité presque oubliée. Sur les berges, des silhouettes de chiens se découpent comme des ombres chinoises. L’impression décalée de ne pas traverser un temple mais de se retrouver dans un centre commercial clinquant. Les murs et les piliers sont tous recouverts de miroirs brillants. Les dorures et les décorations s’y répètent à l’infini. Les miroirs, les statues, les vasques en forme de feuilles de nénuphars. Le bruit de l’eau des fontaines fait écho au bruit du fleuve. Tous les étés, les hirondelles de rivage font leur apparition. Le soir, elles survolent la surface du fleuve et font entendre leur chant. Des croyances circulent depuis très longtemps autour de ces oiseaux, sur la nature inséparable des couples. Lorsque l’un meurt, l’autre se résout à la solitude pour le restant de ses jours ou plonge la tête dans le sol et meurt de chagrin. Ces légendes sont très répandues. Sur le fleuve on entend ces hirondelles, leurs gazouillis alors qu’ils chassent à la surface de l’eau.

Darvaza, Turkménistan : 11:04

Dans l’immensité du désert de sable de Karakoum, on peut apercevoir de loin, un trou béant, un cratère très profond qui attire l’attention de jour comme de nuit. L’odeur âcre de la combustion de soufre envahit la zone sur une longue distance. Il s’agit d’un cratère géant qui crache du feu depuis un peu plus de quarante ans. C’est en 1971 exactement, que tout a commencé lorsque des géologues soviétiques ont prospecté les alentours du désert et ont, par erreur, percé des couches souterraines contenant une importante quantité de gaz. Sous le choc, les géologues ont décidé d’y mettre le feu, ne sachant pas si ce gaz était toxique, espérant que celui-ci brûlerait jusqu’à son extinction. Aujourd’hui les flammes sont encore vives, ce qui montre l’étendue des réserves de gaz du pays. On nomme cet endroit la porte de l’enfer. Le sol de sable est susceptible de s’effondrer à tout moment. À proximité du gouffre, la chaleur est impressionnante, l’été notamment, la température peut atteindre les cinquante degrés et les bourrasques d’air brûlant ne cessent de s’échapper du cratère et de tourbillonner tout autour.


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