| Accueil
De Khartoum au Soudan à Argelia en Colombie

« La grande révélation n’était jamais arrivée. En fait, la grande révélation n’arrivait peut-être jamais. C’était plutôt de petits miracles quotidiens, des illuminations, allumettes craquées à l’improviste dans le noir ; en voici une. »

Vers le phare, Virginia Woolf

Khartoum, Soudan : 13:52

Ce serait une page blanche. Un mur immense sur lequel projeter le film de ses rêves. Dans une ville sans cinéma, une salle à ciel ouvert. Dehors, dans la rue. Le visage des gens autour de moi me saisissent comme sous le coup d’un projecteur, figés par un flash. Je les vois qui lavent ce mur gigantesque avec leurs modestes balais brosse. Disproportion de la tâche. Ils ne me voient pas. Ils s’affairent à laver le mur. Certaines personnes sensibles à leur projet viennent leur prêter main forte. On raconte qu’ils ont le désir d’y projeter un film ce soir. Transformer le mur en écran. La ville en salle de cinéma. Ici, tout le monde s’agglutine sur le même trottoir. Ceux qui passent de l’autre côté, sur le trottoir vide en plein soleil, se ravisent très vite. Il y a bien sûr une bonne raison à cette cohue. La fraîcheur de l’ombre vaut bien qu’on ralentisse sa marche, qu’on progresse moins vite. La chaleur nous apprend les vertus de la lenteur. Attendre la nuit pour commencer à rêver, à se projeter dans les images de la journée transformées en film inédit.

Banfora, Burkina-Faso : 11:52

Un homme se bat contre un autre. Il avance et il chute en un seul mouvement. Freiné dans son élan, le souffle coupé, mais aussi dans son déclin, par des obstacles que peut-être il s’invente car ils n’y étaient pas jusque-là et d’ici peu n’y seront plus. D’ailleurs, tout lui est obstacle. Les coups le déstabilisent mais il reste debout, équilibre précaire maintenu avec l’appui de l’autre. Son vis-à-vis, son adversaire. Ils se battent à mains nues. Lutte au corps à corps. Ses coups sont une exploration du corps de son adversaire. Le voilà à l’envers. Retourné. L’autre l’évite, le renverse. Empoignade sauvage. Cris et invectives. Chocs et douleurs. Des attaques, menées incessantes, d’une exécution assez technique mais dont l’effet reste sensible. Parfois aussi, ils sont plusieurs. Il s’écarte à la fois de son ombre et semble-t-il de lui-même. Intouchable, noir et bruissant dessus. De tous côtés. Ce corps, derrière passe soudain devant, s’esquive et revient à l’attaque. Silhouette fuyante. Qui se devine, s’échappe, glisse entre les doigts, se cogne contre la cuisse et le flanc.

Mugu, Népal : 17:52

Ces arbres aux troncs noueux attirent toujours les enfants qui s’amusent à y grimper, s’agrippant, s’accrochant au tronc, passant de longs instants à se pendre aux branches lourdes et résistantes, à tenter de faire corps avec l’arbre, d’en inspecter physiquement les moindres cachettes. Des journées dans les arbres. A cette hauteur, ils dominent tout, rien ne peut les atteindre. Un arbre qui se dresse. Une tête à moitié levée, à moitié baissée. Un chemin d’infortune. Branches de l’arbre qui caressent le ciel. Vestiges des départs, des oubliés. Se raconter des histoires pour se rassurer. Rêver à voix haute. Un jour je serais. Mains en arrière. J’aimerais bien. Le temps semble s’arrêter. On n’attend plus rien. Le présent est notre demeure. En l’air. Au-dessus de tout. Au quotidien. Sur notre tapis volant. L’imaginaire n’a aucune limite. Rester là pour toujours. Dans cette attention aux choses qui nous entourent. A l’écoute de ce qui nous accompagne. Ce que l’on va deviner. Devenir. La durée d’une vie. Assis sur la branche de l’arbre. Entre ciel et terre. La tête dans les étoiles. Rêve d’enfant.

Abbeville, Louisiane, États-Unis : 6:52

Une grenouille dans le creux de la main. Animal à l’aspect court et arrondi, au museau plutôt long et pointu, aux pupilles ovales horizontales. Le masque temporal, bandeau sombre qui s’étend du bout du museau à l’arrière de son tympan, bien visible. Sacs vocaux blanchâtres. Les tâches marbrées de jaune brillant et de noir qui recouvrent ses cuisses et son flanc. Son corps fébrile. Minuscule. Regarder l’amphibien avec attention. Le scruter scrupuleusement. Dans les détails des anfractuosités de sa peau aux reliefs fascinants. Son corps se soulève régulièrement. À chacun de ses mouvements, la crainte qu’elle saute et s’échappe. L’impression insolite de sentir le poids d’un cœur qui bat dans sa main. À l’air libre. Ce que l’on peut éprouver en tenant un petit oiseau entre ses doigts. L’animal ne bouge presque pas. Les soubresauts réguliers de son corps se font avec un rythme lent, apaisant. Tout autour semble s’accorder à ce tempo. Et soudain l’image s’impose. Comment ne pas y penser ? Embrasser une grenouille sur le museau avec l’espoir qu’il se transforme en prince charmant. Ce contact froid. Personne n’y croit.

Riccione, Italie : 13:52

La clarté se glisse à travers les lattes de bois. Volets fermés. Stries de lumière et d’ombre. Sur ta peau dorée. Oublier la ville derrière soi. Son agitation. La chaleur de la rue en ce début d’après-midi. Les allées et venues des passants. Les bruits des voitures. Toute l’agitation urbaine. Tu te souviens de cette petite fille seule et apeurée croisée sur le chemin, tu l’avais prise dans tes bras afin de la consoler. C’est ainsi que tu avais fait la connaissance de sa mère. Subjugué par sa beauté. Votre passion réciproque. La lumière adoucie, aux contours moins saillants. La fraîcheur tarde à se faire sentir. Tu attends que je me retourne. Impatient de me rejoindre sous les draps. Peau contre peau. Nos baisers ébahis. Corps à corps. Sensuels et caressants. Je ne sais pas pourquoi soudain je n’y arrive plus. Je ralentis le mouvement. Je sens l’air à travers les fentes des volets. Partagée entre cette douceur sur ma peau et la rage de nos corps qui se cherchent, se provoquent, tes caresses qui me couvrent de leurs tiédeurs, tes baisers. Je voudrais faire durer ce moment le plus longtemps possible.

Johannesburg, Afrique du Sud : 13:52

Beaucoup d’ambiance, la nuit, personne ne dormait dans ce quartier. Mais tout cela a disparu. Il est étendu en plein milieu de la route. Inanimé. Trois hommes à ses côtés lui portent secours. Ils lui parlent, lui posent des questions. Mais il ne leur répond pas. Immobile, silencieux. Sans réaction. Il vient de mourir. Au cœur de la ville. Une petite portion de noirs vivaient illégalement dans le labyrinthe de tensions urbaines de Johannesburg. De nombreux domestiques résidaient sur les toits d’immeubles délabrés ou dans une cabane au fond du jardin des maisons qui les employaient. Cette tour à l’horizon a longtemps été un repère malfamé de la criminalité où prospérait trafic de drogue et prostitution. Cylindrique et creuse. Les rumeurs locales évoquaient la présence de corps dans la cour centrale, suite à des suicides. On avait imaginé transformer la tour en prison. Les gens qui habitaient dans les banlieues nord avaient trop peur pour venir et voir par eux-mêmes. Ça ne les intéressait pas vraiment. On devrait arrêter de parler de ce qui se passait avant, et parler plutôt de ce qu’on voudrait qu’il s’y passe, cela pourrait changer les choses.

Argelia, Colombie : 06:52

Pluie de cendre qui recouvre inexorablement le paysage de son voile sombre. Son lent ballet pelucheux. Poussière noire. Une mince pellicule sur tous les objets, les meubles de la maison. Tous les matins, c’est le même rituel. Il faut tout nettoyer méthodiquement. Passer un chiffon humide sur la surface des meubles, et tous les bibelots. Nettoyer le sol à grands coups de balais. Gestes répétés avec énergie en essayant de ne pas faire voleter les particules de cendres dans l’air. Les déplacer lentement pour les enlever du parquet et pouvoir marcher dessus sans se salir. Cette poudre noire parsemée dans toute la pièce rappelle, par contraste, ces draps blancs dont on couvre les meubles d’un appartement avant de partir, quand on sait qu’on n’y viendra pas avant bien longtemps, pour qu’ils ne prennent pas la poussière. Mais ici, le linceul dont cette image de draps pudique ravive le cruel souvenir, est celui du corps de ton frère allongé dans sa chambre, il vient de mourir, et sa femme nettoie respectueusement, avec un gant humide, tous les membres de son corps. Avant la mise en terre. Tu es poussière et tu retourneras à la poussière.


LIMINAIRE le 18/04/2024 : un site composé, rédigé et publié par Pierre Ménard avec SPIP depuis 2004. Dépôt légal BNF : ISSN 2267-1153
Flux RSS Liminaire - Pierre Ménard sur Publie.net - Administration - contact / @ / liminaire.fr - Facebook - Twitter - Instagram - Youtube